Ce 30 janvier, cela fait 80 ans qu’Hitler arriva au pouvoir en Allemagne. Ci-dessous un article que j’ai publié à ce sujet dans les colonnes du quotidien « La Libre », il y a exactement 5 années. La récente sortie d’un politicien italien soulignant les « réalisations positives » de Mussolini, nous rappelle l’actualité du propos:
Il y a trois quarts de siècle
Le 30 janvier 1933 – il y a tout juste 75 ans – un homme arriva démocratiquement au pouvoir dans un des grands pays d’Europe. Les années suivantes, ce chef d’état prit régulièrement la parole devant des centaines de milliers de ses compatriotes venus l’écouter dans la liesse. Il s’appelait Adolf Hitler. Comment expliquer une telle popularité ? Derrière son chapelet de crimes, le régime nazi dégageait-il donc aussi des « bons côtés »?
Pareille question est récemment revenue dans l’actualité. Il y a trois mois, au lendemain de la controverse qui avait coûté son poste à la présentatrice de télévision allemande Eva Hermann pour avoir loué la politique familiale du régime nazi, les conclusions d’un sondage d’opinion pour le magazine Stern ont jeté la consternation dans la communauté juive et les milieux politiques : Un Allemand sur quatre estimerait que, de fait, le IIIe Reich avait aussi ses bons côtés… Comme exemples de ce qu’ils jugent positif sous Hitler, 25% des Allemands indiquent la construction des autoroutes, la réduction de la criminalité ou la politique familiale, … Les opinions conciliantes envers le IIIe Reich varient selon l’âge: 37% des plus de 60 ans; 15% entre 45 et 59 ans, mais ce taux remonte à 20% chez les plus jeunes.
Faut-il en conclure – comme on l’a écrit – que l’Allemagne a encore du mal à gérer son lourd héritage ? Qu’elle hésite toujours entre normalisation et mauvaise conscience ? Sans doute. Mais je suis d’avis qu’il y a plus. Pareil résultat est une invitation à fixer droit dans les yeux notre devoir de mémoire face à « la Bête ». Et il s’agit de le faire en évitant deux écueils : D’une part, celui qui banalise l’épopée hitlérienne par des discours, du genre : « Hitler a sans doute commis des excès, mais il a surtout eu le tort de perdre la guerre. S’il avait gagné, nos manuels scolaires l’auraient rangé parmi les grands conquérants ». L’autre écueil consiste à diaboliser les bourreaux nazis. Evidemment, cela rassure. Entre « la Bête » et nous, il n’y aurait aucun point commun. Le nazisme serait une maladie mentale dont seraient immunisés les gens normaux. Bref, les gens comme nous…
Dangereuse illusion. La plupart des responsables nazis étaient justement des gens tout à fait normaux et même remarquablement éduqués, voire parfaitement sympathiques. Le peuple allemand était à l’époque un des plus cultivés de la terre. Et Hitler, ce « brave type » – si aimable avec ses secrétaires – fut sans doute le chef d’état le plus populaire de toute l’histoire germanique. Oui, reconnaissons-le : le régime nazi avait « ses bons côtés » ; de belles autoroutes et tout ça… On peut même ajouter que les nazis ont sans doute à leur actif bien plus de « réalisations positives » que les dictatures sauvages et idiotes des Pol Pot et autres Duvalier.
Résister à la Bête
C’est précisément cela qui rend l’épopée nazie si froidement monstrueuse. L’odieuse aventure a séduit des millions de « gens biens » qui nous ressemblent. Le délire collectif nazi était un cancer qui se nourrissait des « bons côtés » du peuple allemand : la fierté nationale, le sens de la communauté, le besoin d’ordre et de sécurité, la discipline, la conscience professionnelle,…. D’où cette gêne qui accompagna, après la guerre, le jugement de nombre de bourreaux de l’holocauste. C’était pour la plupart des fonctionnaires qui avaient mis un point d’honneur à ce que « leur travail soit bien fait ». Ainsi écrivait Hannah Arendt lors du procès d’Eichmann : « Il eut été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre ». Pourtant, beaucoup comme lui, lui ressemblaient « ni pervers, ni sadiques ». Ces gens étaient « effroyablement normaux ».
C’est sans aucun doute cela une des plus dures leçons que le nazisme laisse à notre devoir de mémoire : Il rappelle aux hommes que la Bête dort en eux. Qu’il suffit de bien peu de chose pour que celle-ci se réveille et dévore leur part d’humanité. Quelle que soit notre croyance ou incroyance, l’enjeu de la résistance à pareil naufrage est d’ordre spirituel.
La haine du Juif, qui catalysa les énergies nazies, est révélateur à cet égard. Plus que tout autre peuple, les Juifs sont marqués d’une empreinte symbolique qui est d’ordre spirituel. Au cours des siècles, l’identité juive fut forgée par le sentiment d’être le sujet d’une alliance divine. Cette conscience vive constitua le peuple ainsi élu et, d’une certaine façon, le mit à part du genre humain. Cela, la « normalité nazie » ne pouvait le souffrir : le Volk se devait monolithique. Et l’esprit qui animait ce Volk ne pouvait venir que du bas, soit des forces vitales qui pressent un peuple à se déployer sans autres barrières morales que le droit du plus fort. L’esprit du peuple juif, lui, vient du haut. Il porte en ses entrailles la question posée à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »
Que les citoyens de nos démocraties ne s’accordent pas sur l’origine – divine ou non – d’une telle parole, n’est pas fondamental. A condition de reconnaître que c’est la libre soumission à pareille Parole qui rend l’homme authentiquement humain. A condition aussi d’avoir l’humble lucidité de s’avouer que ce combat-là n’est jamais gagné une fois pour toute. A tout moment, la Bête peut se réveiller. Tapie au plus noir de chacune de nos âmes, elle somnole en effet d’un sommeil léger.