Ce samedi 16 novembre a eu lieu à l’ULB (Université Libre de Bruxelles) le colloque organisé par « la Pensée et les Hommes ». Celui-ci fait suite aux deux colloques sur l’islam, auxquels les organisateurs m’avaient aimablement demandé de participer. Cette année, le sujet était: « Cultes, laïcités et monarchie ont-ils leur place dans une Belgique (con)fédérale ? »
Ci-dessous le texte de ma contribution:
L’imagination et les hommes
Religion/Monarchie: cerveau droit et politique
Froide rationalité contre folle du logis
D’après une théorie bien connue, l’hémisphère droit de notre cerveau serait le siège de l’intelligence artistique, créative et émotive – soit de tout ce qui fait appel à l’imagination. L’hémisphère gauche, quant à lui, serait la source de l’analyse et donc du sens critique. N’étant pas neurologue, je ne me prononcerai pas sur la validité de pareille présentation scientifique. Si je l’utilise au cours de cet exposé, c’est en guise de métaphore, car force est de constater que ces deux types d’intelligence cohabitent en nous. Et que – selon les époques – la culture dominante valorise une forme d’appréhension du réel par rapport à l’autre. Ainsi, le romantisme fit l’éloge de l’imagination contre la froide raison. En cela, il réagissait aux Lumières, qui mettaient en valeur l’esprit critique contre l’emportement des émotions. De tous les philosophes de l’âge classique, Nicolas Malebranche (1638-1715) exprima le plus nettement cette défiance envers l’imagination, en l’appelant la « folle du logis » : une « folle qui se plaît à faire la folle et à dérégler la raison humaine pour l’entraîner dans le monde de l’absence et du fantasme. » (De la recherche de la vérité Livre II).
Une certaine filiation rationaliste se retrouve aujourd’hui chez les héritiers de la pensée des Lumières. Qu’il me soit permis ce petit clin d’œil à l’attention des aimables organisateurs du colloque de ce jour : Les émissions de morale laïque diffusées sur les antennes publiques dans notre pays, ne s’appellent pas « l’imagination et les hommes », mais bien « la pensée et les hommes » – un discret rappel que l’hémisphère gauche du cerveau ne peut se laisser dominer par son jumeau droit. De façon bien plus radicale, on rencontre parfois des libre-penseurs qui font profession de foi rationaliste comme d’autres entrent au couvent. Le culte qu’ils vouent à la raison est sans compromis. Au nom de celui-ci, ils sont hostiles à toute démarche religieuse – considérées comme le fruit de l’imaginaire infantile – et rejettent la monarchie – comme reliquat d’émotions archaïques. République et Athéisme sont pour eux les deux mamelles du Rationalisme. Pourtant, même dans leur rang, parfois le doute s’installe. Comment, en effet, expliquer que le père du positivisme scientifique, Auguste Comte (1798-1857), ait sombré dans un culte de l’Humanité si peu rationnel ? Où – a contrario – que certains libre-penseurs non dénués de sens critique, cultivent la pensée symbolique – en maçonnerie ou ailleurs ?
Ces rationalistes dogmatiques ont cependant des excuses. Tel le chat échaudé, ils réagissent à l’excès inverse. Quand l’hémisphère droit met son voisin gauche sous tutelle – autrement dit, quand l’émotion anesthésie la raison – la folle du logis se déchaine. Des siècles de religion d’état et de monarchie de droit divin, ont souvent servi d’étouffoir au libre exercice de la raison. Et dans le grand chamboulement de la mondialisation actuelle, certains de nos contemporains postmodernes, sacrifient tout sens critique au nom de rassurantes – car totalisantes – émotions spirituelles. Avec eux, le surnaturel est une évidence qui ne souffre pas de discussion. Quand pareil fondamentalisme envahit l’espace public, la théocratie pointe le bout de son nez. Et en politique, c’est alors l’homme providentiel – couronné ou non – qui est l’unique planche de salut, face à des élus du peuple, forcément véreux.
Cerveau gauche – boussole de la politique
Les Lumières nous ont enseigné que la raison est une boussole qui veille à ce que spiritualité ne rime pas avec irrationalité. Ainsi, il ne revient pas aux théologiens de dicter aux scientifiques ce qu’ils sont supposés voir dans leurs microscopes ou télescopes. Tout l’enjeu du créationnisme se situe là. Rejeter la théorie de l’évolution au nom de sa religion, subordonne la raison critique à l’empire de l’émotion. Tout aussi déraisonnable est le slogan qui veut que « tous les élus du peuple soient pourris » et que seul le Roi soit au service de son peuple.
Quand l’émotion domine la raison, la démocratie est dans l’impasse. Ce n’est pas par hasard que le cœur institutionnel de l’Etat de droit, s’appelle un « parlement » – soit un lieu où les élus du peuple se parlent. Or, se parler n’est possible que si l’on possède un langage commun. Un des apports majeurs de la philosophie des Lumières, est d’avoir rappelé l’héritage des anciens Grecs – soit que le seul langage capable de fonder une démocratie, est le langage de la raison. Sa grammaire logique et sa visée critique font en sorte que la raison permet à des personnes de convictions différentes de se parler sans a priori, afin de prendre ensemble une décision en vue du bien de la Cité. L’hémisphère gauche donne de voir en l’autre, non pas d’abord le « juif », le « chrétien », le «musulman », ou le « libre-penseur », mais bien le citoyen qui défend son point de vue avec des arguments accessibles à la raison. Voilà pourquoi, en démocratie – même dans le cas aujourd’hui improbable où tous les citoyens partageraient une même conviction religieuse – aucune révélation ne peut servir de fondement constitutionnel de l’État.
Mon petit cerveau droit m’a dit…
Si le cerveau droit ne peut étouffer le gauche, l’inverse est tout aussi vrai : Pour être raisonnable, la raison ne peut devenir totalitaire – à l’instar de ce dogmatisme rationaliste, qui rejette a priori spiritualité et monarchie – deux réalités ayant en commun de davantage se greffer sur le cerveau droit.
Non – l’analyse critique n’a pas pour vocation de se prononcer de façon péremptoire sur l’Infini et le Mystère. L’acte de foi – croyant, athée ou agnostique – transcende toute saisie conceptuelle. Une spiritualité authentique s’initie dans un saut intuitif par-dessus le domaine du constatable et de l’explicable. Prenons pour exemple la question classique de l’existence (ou non) de Dieu. Ce n’est pas la rationalité critique qui tranchera l’antique bras de fer entre croyance et athéisme. Dans les deux camps, des bataillons de champions se sont épuisés une humanité durant à dégager de bons – et souvent aussi de moins bons – arguments en faveur de leur thèse. Les vertigineuses découvertes de la science n’y changeront rien. Elles permettent tout au plus de démythologiser quelques croyances magiques, mais jamais ne démontreront que Dieu existe ou n’existe pas. La réponse est du domaine de la foi. En la matière, notre brillante raison se révèle n’être qu’un mercenaire au service de la dame de son cœur – le désir. Je m’explique: En considérant les choses du point de vue cognitif, ce qui fait la différence entre croyants et incroyants, est avant tout le désir de croire ou de ne pas croire. En chaque sceptique veille une petite voix le pressant à ne pas « se laisser avoir » par les sirènes de son imagination : « Ne te laisse donc pas prendre par tous ces marchands de merveilleux. Ce qu’ils te proposent est trop beau pour être vrai. La faiblesse humaine crée des mirages ; sois lucide et dépasse la tromperie mielleuse de pareils fantasmes ». En chaque croyant, par contre, murmure une voix candide l’invitant à s’ouvrir au Mystère : « Fais donc le pas et écoute ce que ton cœur souhaite être la réalité. C’est beau et donc c’est vrai. Pourquoi toute recherche de sens se fonderait-elle sur un non-sens? Si tu ressens au plus profond de toi un besoin de croire en un Amour fondateur, n’est-ce pas le signe que c’est là que se trouve la clef ultime de la réalité ?» Personne ne peut prouver rationnellement que Dieu existe – ni que Dieu n’existe pas. L’acte de foi est donc une adhésion plus intuitive et émotionnelle que réflexive et critique.
Cerveau droit et politique
Penchons-nous maintenant sur la monarchie : Considérer celle-ci comme une institution surannée, est faire preuve de myopie politique. Bien sûr que la Belgique pourrait être une république, mais dans un pays aussi complexe, c’est une chance d’avoir un chef d’état avec une légitimité d’ordre symbolique. Ceci dit, le rôle constitutionnel du monarque peut évoluer. On pourrait ainsi envisager que – comme au Grand-Duché – le roi ne fonctionne plus comme branche du pouvoir législatif, par la sanction des lois. Il pourrait se contenter de les promulguer formellement en sa qualité de chef d’état. Ceci éviterait les crises de conscience. Supprimer, par contre, son rôle de médiateur à l’occasion de la formation d’un gouvernement, serait se priver d’un rouage institutionnel qui a démontré son efficacité en temps de crise.
Conclusion
Cerveau droit et cerveau gauche sont-ils frères ennemis ? La froide raison contre la folle du logis ? Bien au contraire. L’analyse critique sans intelligence émotionnelle aboutit au dogmatisme rationaliste. L’imagination coupée de toute rationalité, sombre dans le délire fondamentaliste. Si les hémisphères droit et gauche cohabitent en l’homme, c’est qu’ils sont destinés à collaborer. Dans l’individu, une raison saine va de pair avec une culture symbolique. De même, la solidité du corps social dépend de sa capacité à faire cohabiter dialectique et imaginaire, débats d’idées et sentiment d’appartenance. Ma réponse à la question de ce colloque : « Cultes, laïcités et monarchie ont-ils leur place dans une Belgique (con)fédérale ? », sera donc plus concise que mon exposé. Elle tient en un mot : « Oui ».