Une chronique dépressive?
Je voudrais revenir ici sur mon récent billet, publié ce mercredi 17 octobre dans le quotidien ‘La Libre’: « Propos d’arrière-saison ». Il s’agit d’une des chroniques les plus personnelles que j’ai écrite depuis longtemps. Je tenais à partager une évolution spirituelle, en expliquant pourquoi – avec les années – la prière d’intercession avait pris une place plus importante dans ma vie spirituelle. Nombre de lecteurs m’ont exprimé que cet écrit les avait touché, mais quelques personnes se sont aussi manifestées en se disant inquiètes pour moi: « Est-ce que je broyais du noir? Etais-je pris d’un relent d’amertume? Avais-je peur de vieillir? »
Ces remarques partent d’un réel sentiment amical. Je remercie donc ces lecteurs aussi attentifs qu’attentionnés. Cependant, leur regard me laisse profondément perplexe. Ce n’est pas la première fois que mes chroniques attirent des réactions critiques – c’est la règle du jeu – mais jamais mon propos n’avait été aussi mal compris. En effet, je rassure toutes ces personnes sur mon état d’esprit. Je n’ai pas un caractère propice au découragement et, en plus, je suis pleinement épanoui dans ma vie de prêtre du moment. Ce que ma chronique exprimait d’ailleurs – discrètement – en comparant la tranche de vie que je parcours à un « été indien ».
Malentendu?
Comment, dès lors, expliquer un aussi grossier malentendu?
Me suis-je mal exprimé? Possible, mais j’ai beau relire ma chronique, je ne vois vraiment pas ce qui peut prêter à pareille interprétation.
Alors, la présentation rédactionnelle du texte est-elle propice à créer la confusion? Il est vrai que – pour une fois – j’ai trouvé que les deux phrases que ‘La Libre’ avait mises en exergue, étaient mal choisies. La première passe encore: « Avec l’âge, je ressens plus clairement que ce monde est trop lourd pour mes épaules. Que je ne suis pas son sauveur.« La suite du texte éclaire cependant mon propos d’une toute autre lumière: « Qu’un Autre a porté l’humanité. Que c’est l’Esprit qui vivifie. Voilà pourquoi, l’intercession est devenue un réflexe chez moi. » La seconde phrase me semble carrément mal choisie: » Plus jeune, j’étais viscéralement optimiste et décidé à me battre pour un monde meilleur« . La citer sans sa suite, me fait dire le contraire de ce que j’affirme. Pour rappel, cette suite est: « Je n’ai pas changé et je crois toujours que – malgré mes inévitables défauts – le bonheur de mon prochain dépend aussi de ma générosité et de mes paroles.« Inutile de chercher de la malice dans ce travail rédactionnel, mais admettons que cela ait pu influencer la lecture de certains.
Cependant, peut-être qu’il ne s’agit pas d’un malentendu, après tout. En soulignant – volontairement à répétition – qu’à près de 50 ans, on n’est plus un jeune homme et en expliquant qu’avec les années, je suis davantage conscient qu’une part du réel échappe à ma maîtrise, mon article a peut-être fait mouche. Il est parvenu à chatouiller un des dogmes sociaux sur lequel repose notre société occidentale: celui de la performance et du contrôle.
Je suis ce que je fais
Je vis en profonde sympathie avec la culture occidentale qui est la mienne, mais force est de constater qu’elle est toujours dopée au culte du résultat, du Guiness record book et des médailles olympiques. « Sky is the limit ». Notre Occident vit dans l’obsession du « faire ».
Petit détour par l’histoire de la pensée chrétienne: Les théologiens orientaux se sont intéressés depuis le berceau du christianisme à des questions ayant trait à la contemplation du Mystère divin: filiation divine, nature humaine du Rédempteur, divinité de l’Esprit, etc. Ces querelles laissèrent bien des occidentaux dubitatifs. Ils les considéraient comme trop « byzantines » (le terme vient d’ailleurs de là). Un seul grand débat occupa l’occident, et ce depuis toujours: celui de la morale, de l’action, du faire,… Déjà Tertullien se coupe de l’Eglise officielle au II° siècle, parce qu’il la considère pas assez « rigoureuse ». Au tournant du IVe et Ve siècle, saint Augustin passera la première partie de sa vie d’évêque à combattre les Donatistes – également rigides – et la seconde à répondre à Pélage, ce dernier privilégiant le « mérite » humain sur le don divin. A partir du XIIIe siècle, les courants thomistes et augustinistes se différencient sur ce qui prime dans l’ « action » divine: la sagesse du Créateur ou Sa volonté? Au XVIe siècle, protestants et catholiques, mais aussi le dominicain Banez et le jésuite Molina, s’opposent sur la priorité entre grâce divine et liberté humaine. Idem pour Jansénistes et Jésuites au XVIIe siècle. Sous une forme sécularisée, cette opposition se retrouve même aujourd’hui entre ceux qui soulignent le conditionnement humain et ceux qui magnifient son autonomie.
Bref, moins que de creuser « qui est » Dieu ou « qui est » l’homme, la culture occidentale se focalise sur « que fait » Dieu et « que fait » l’homme. Il est d’ailleurs rare qu’un paroissien demande au prêtre que je suis: « Parlez-moi de Dieu » ou « Apprenez-moi à prier ». Le plus souvent, c’est la question du « faire » qui prime: « Doit-on encore aller à la Messe? » « Est-on obligé de se confesser? » « Pourquoi les femmes ne peuvent pas « devenir » prêtres? » « Pourquoi l’Eglise est-elle contre ceci ou cela? » Je ne dis pas que ces questions sont sans importance ou pertinence. Je rappelle seulement qu’elles restent à la périphérie du Mystère, en se focalisant sur le « faire », plutôt que sur « l’être ». Imagine-t-on un époux qui demande: « Dois-je embrasser ma femme chaque soir? » « Faut-il encore souhaiter son anniversaire? »
L’obsession du « faire » se répercute d’ailleurs dans le langage courant. Lors d’une rencontre, il n’est pas habituel de demander: « Etes-vous heureux? » La question rituelle sera: « Comment allez-vous? » Ce terme, qui trouve son origine dans le transit intestinal, pourrait être traduit par: « Chez vous, est-ce que tout fonctionne bien? » Une question « technique », en quelque sorte. Et la réponse sera, presque invariablement: « Je vais bien et vous? »… (même si rien ne va). Dans notre monde de performance technologique, il y a ceux qui « fonctionnent » et les « loosers » – ces perdants de la vie qui n’arrivent plus à « progresser », à « se dépasser », à « faire du chiffre »… Et qui souvent essaient de le cacher. Quand il s’agit d’être éternellement « in », il n’est guère confortable de se sentir « out ».
Enfants du Père
Quel rapport entre ces considérations historico-culturelles et ma chronique? Celle-ci exprimait une conviction, de plus en plus ancrée en moi, qu’une part des enjeux de l’existence humaine échappe à notre contrôle. D’où mon besoin de plus en plus pressant, de confier ceux et celles que je croise à Celui qui seul, est la Source de toute vie.
Sans doute que mon ministère me rend plus sensible à cet aspect des choses. En effet, ce sont rarement les personnes riches et bronzées qui se confient au prêtre. Mais je pense aussi que notre obsession de la performance insensibilise. Beaucoup de chrétiens ont été drillés, depuis leur tendre enfance, à faire « de bonnes œuvres pour Dieu », mais peu sont habitués à « se découvrir enfant de Dieu ». Je pense que ceci explique pour une part au moins, pourquoi d’aucuns ont trouvé mon témoignage quelque peu « contre-performant », « défaitiste », voire « angoissé »… Alors que ce billet fut écrit dans une très grande paix intérieure. Il se voulait, en effet, avant tout un hymne à l’espérance et un appel à la confiance. « Regardez les oiseaux du ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cellier ni grenier; cependant Dieu les nourrit. Ne valez‑vous pas beaucoup plus qu’eux? Considérez les lys, comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux ». ( Luc XII, 23)