La « dénonciation judiciaire » peut procéder d’une indignation sincère ou d’une pure méchanceté. La marge est étroite entre ces deux démarches : toute dénonciation ne devient légitime que si elle aboutit à la confusion du dénoncé. Le vil délateur, mû par le seul désir de nuire, peut ainsi être loué si son « coup » réussit ; l’indigné généreux dont la dénonciation échoue risque, lui, d’être vilipendé. Il en va de même pour l’authentique victime confrontée au non-aboutissement (prescription, absence d’infraction au sens pénal, insuffisances de preuves, etc.) d’une démarche judiciaire : au terme de son parcours, elle prend le risque de devoir échanger ses habits de victime avec celui de son tourmenteur impuni.
Dénoncer est un risque. C’est aussi une obligation morale : une indignation qui va jusqu’au bout de la sincérité. La loi jugule les risques et soutient la morale. Le Code d’instruction criminelle (article 19) impose aux fonctionnaires publics la dénonciation de crimes et délits constatés dans l’exercice de leurs fonctions. Le Code pénal (448 bis) permet de déroger aux secrets. Les foudres de la non-assistance pèsent sur l’inaction de celui qui aurait renoncé à se porter aux côtés d’une victime. La gestion « en bon père de famille » ou d’honnête homme « placé en des circonstances identiques » imprègne les jugements et arrêts.
La protection confortable des « secrets » dans lesquels pouvaient se vautrer des délinquants à raison de confidences faits à leurs confesseurs, médecins, ou avocats (tous considérés comme clercs sous l’Ancien régime) ont été considérablement rabotées depuis deux siècles. Le secret médical est levé de plein droit pour les professionnels de la santé confrontés à des victimes d’actes de maltraitance. Les médecins commis à des missions judiciaires en sont délivrés. Les praticiens qui témoignent en cour d’assises évaluent de plein droit les limites du secret absolu qui les lie à l’accusé. L’obligation faite au corps médical de dénoncer aux autorités sanitaires une cinquantaine de maladies contagieuses affectant leurs patients abandonne le secret au profit des intérêts de la communauté. Le serment d’Hippocrate les y autorisait : « les choses qui ne doivent pas être divulguées au dehors, je les tairai », ce qui impliquait que celles qui devaient l’être pouvaient être révélées…
Le dialogue intime d’un médecin avec son patient lors d’une consultation se doit de bénéficier du secret. Pourvu que cette cloche sécurisée de la confidence ne s’applique qu’à ce qui concerne la sphère de compétence du praticien : la santé.
Il en va de même du secret de la confession dont la protection a fait l’objet d’interrogations au sein de la Commission parlementaire « abus sexuels commis dans une relation d’autorité ». La confidence auriculaire entre le confesseur et le confessé qui le sollicite doit bénéficier du secret, me semble-t-il, dès lors qu’il ne concerne que l’exercice de la foi. L’auteur d’un crime, s’il en vient à demander l’absolution (ce qui est la finalité de la confession) n’est-il pas en devoir, avec l’assistance appuyée de son confesseur, d’aboutir à la vraie rédemption en se livrant à la justice civile ? Un prêtre pourrait-il intellectuellement et humainement supporter les confessions répétitives d’un délinquant sexuel ou autre, assuré du secret, qui nierait ses repentances précédentes et ignorerait délibérément, en se moquant du sacrement, de son interlocuteur et de la Miséricorde qu’il est venue lui même réclamer ? Certes, la confession ne constitue-t-elle plus qu’une fraction infime de la relation entre un prêtre et celui qui se confie à lui dans l’enceinte sacramentelle qu’est le confessionnal. La confidence reçue à tout moment par le prêtre peut également se prévaloir du secret professionnel, dès lors que l’ecclésiastique revendique d’exercer son ministère en tout temps et en tout lieu. Il ne pourrait être prêtre uniquement « dans ses heures de service ». Tout ce qu’il reçoit en son état serait donc couvert par un secret dont il est redevable à son confident, même hors le sacrement de la confession. Un malintentionné pourrait ainsi le contraindre à accepter pour vraie une délation à l’encontre d’un tiers, sans qu’il n’ait la possibilité de vérifier la réalité des allégations reçues.
Que faire ? Saint-Paul, dans l’Epitre aux Romains (13.3-5) ne dit-il pas : « Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise que les magistrats sont à redouter (…) Le magistrat est serviteur de Dieu. Si tu fais le mal, crains car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. Il est nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience ». Il ne dit pas autre chose dans son épître aux Corinthiens (2.4-2) : « Nous rejetons les choses honteuses qui se font en secret (…). En publiant la vérité, nous nous recommandons à toute conscience d’homme devant Dieu ». Luc (évangile 8.17) s’intéresse aussi à la perversion du secret : « Car il n’est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être connu et mis au jour ».
Ces textes, comme d’autres, semblent donner au prêtre l’obligation biblique de dénoncer le criminel dont la repentance aurait échoué.
La « dénonciation judiciaire » est, pour l’honnête homme, un acte de résistance, quoiqu’il puisse lui en coûter. La violation d’un secret professionnel se doit d’être mis en balance de l’intérêt de la victime et de celui de la société. L’abbé Gabriel Ringlet avait dit, devant la Commission parlementaire qu’il n’hésiterait pas à dénoncer des faits d’abus s’ils lui avaient été confiés en confession. C’est un acte de résistance, d’indignation qui expose son auteur à des foudres de la loi bien moins lourdes que serait la charge immorale mais légale de conserver un odieux secret par devant lui… S’indigner sans passer à l’acte, c’est une forme de complicité.