Le 13 novembre 2010, la « Pensée et les hommes » organisait un colloque à l’ULB sur la présence de l’islam à Bruxelles. Les actes de ce colloque sont disponibles: http://www.ulb.ac.be/wserv2_oratio/oratio?f_context=unibooks¬eid=622&style=&f_type=view&data-file=bib1
Ce 17 novembre 2012, une deuxième édition de ce colloque eut lieu, sous le patronage du président de la Chambre, André Flahaut. Elle se déroula dans la même Université: http://www.lapenseeetleshommes.be
A chaque fois, il me fut demandé une intervention. Un curé en col romain qui s’exprime à la tribune de l’Université du Libre-examen, devant une salle comble de francs-maçons… Et ce, qui plus est, sur une sujet explosif… Voilà bien un défi que j’aime relever.
Je ne prétends nullement développer ici une approche exhaustive ou sans failles. Comme toute production intellectuelle, mon avis est ouvert à la critique. Mais si personne ne s’exprime, il n’y aura pas de débat. Et celui-ci sera remplacé par la méfiance, la rumeur et le murmure.
Je remercie donc les organisateurs pour leur confiance et le public pour son écoute bienveillante.
Les textes de mes deux contributions se trouvent ci-dessous. Le lecteur attentif remarquera qu’ils se recoupent.
1. Islam et démocratie :
un regard de théologien à partir de l’expérience catholique. (Novembre 2010)
Angle d’approche
« Le jour où l’Islam sera majoritaire, appliquera-t-on la Sharia dans les rues de Bruxelles ? » C’est la question qui fâche. Combien de fois ne l’ai-je pas entendue dans la bouche de concitoyens inquiets, qui n’étaient nullement islamophobes. A tort ou à raison, l’Islam apparaît à de nombreux observateurs comme une pensée globalisante – une pensée qui s’adapte à la modernité et à l’économie de marché, mais qui ne serait pas soluble dans le pluralisme. L’Islam serait une religion dont le projet intrinsèque serait politique : l’aboutissement de la foi musulmane serait l’établissement d’une société régie selon les principes coraniques. « Tu verras », me disent ces voix, « tant qu’ils sont minoritaires, les musulmans se plient à notre tradition politique, mais le jour où ils deviendront majoritaires, les non-musulmans seront réduits en dhimmitude ».
Je souhaite ici étudier succinctement cet enjeu du point de vue théologique. La question que je pose est : Quels critères théologiques rendent possible qu’une religion adopte la démocratie comme projet politique – un projet qui inclut pleinement la notion de liberté religieuse? Je ne m’occuperai donc pas ici des critères sociopolitiques permettant l’intégration d’une population immigrée : accès à l’éducation et émergence d’une classe moyenne, etc. Je ne parlerai pas, non plus, de la question des « accommodements raisonnables » qu’une société doit ou non faire pour faciliter l’intégration des adeptes d’une religion. Je ne traiterai pas plus de la difficulté psychologique avec laquelle est confronté celui qui possède une double racine nationale : le fils d’un immigré originaire de Rabat se sentira-t-il plus Belge ou Marocain ? Je rappelle simplement que le dilemme de la double racine n’est pas propre à nos concitoyens musulmans. Je connais dans ma bonne ville de Liège des petits-fils d’immigrants italiens qui, quand la Belgique rencontré l’Italie dans un match de foot, ne se privent pas de crier dans les rues de la cité ardente : « Viva Azzuri ! » La question du sentiment de double appartenance nationale n’est donc pas avant tout liée à la religion. Enfin, mon propos ne traite pas davantage de la légitime influence exercée par une population dominante sur la société. Ainsi en 1830, 98% de la population belge était catholique. Le poids du catholicisme était donc tout naturellement important dans le pays, mais jamais celui-ci ne devint religion d’état. Dans un même ordre d’idée, si en 2030 les croyants de religion musulmane forment une majorité à Bruxelles, il serait naturel que ceci influe la vie de la capitale. A condition toutefois que cela ne fasse pas du Coran la nouvelle constitution de la région bruxelloise.
Evolution catholique
« Charité bien ordonnée commence par soi-même »… Pour illustrer mon propos, je voudrais partir du Catholicisme. En un siècle le regard que la religion à laquelle j’appartiens a posé sur le pluralisme politique a fondamentalement évolué.
En 1864, le pape Pie IX énumère encore dans un texte officiel – nommé « le Syllabus » – 80 erreurs de notre temps. Il y condamne une série de contre-vérités concernant notamment la démocratie, la liberté de religion, la séparation de l’Église et de l’État, le rationalisme, le socialisme etc. Ainsi trouve-t-on dans le syllabus parmi les propositions condamnées, la thèse suivante : « A notre époque, il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes. Aussi c’est avec raison que, dans quelques pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers » (propositions 77-78).
Le raisonnement sous-jacent au Syllabus était encore le suivant : la religion chrétienne est porteuse de vérité. Or, il est dans l’intérêt de tous les hommes de découvrir la vérité. Donc, dans un état dont la population est à majorité catholique, seul le catholicisme doit être promu par les instances publiques et recevoir en conséquence le statut de religion d’état. Les autres religions ou convictions politiques seront tolérées, à condition de ne pas chercher à se propager. Même si la portée de ce texte fut fort adoucie par l’interprétation qu’en firent la plupart des évêques de par le monde qui trouvaient déjà à l’époque son contenu dépassé, la position que le Syllabus défend était à peu près celle qu’on retrouve aujourd’hui dans un régime islamique. Ici aussi, le point de vue défendu est que le Coran révèle à l’homme sa vérité la plus profonde et que – dans une société à dominante musulmane – la Sharia doit donc s’appliquer. Les autres religions sont tolérées à condition de ne pas être prosélyte.
En 1965, soit un siècle et un an plus tard, le pape Paul VI promulgue la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse. Fruit d’une lente évolution de la pensée théologique « Dignitatis humanae » défend une position bien différente en matière de pluralisme politique : « Ce Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement réel dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même. Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil ». (Dignitatis humanae n°2)
Qu’est-ce qui a permis l’évolution qui donne à l’Eglise catholique de décréter aujourd’hui que la liberté religieuse et le pluralisme politique sont non seulement légitimes, mais en plus nécessaires ? Il s’agit d’une prise de conscience « théologique » que 14 siècles de religion d’état avaient fait perdre de vue : le fait qu’une vérité spirituelle ne peut jamais s’imposer par la contrainte. Il est normal et naturel que pour un croyant la religion se veuille la principale boussole de son existence. Cependant, il s’agit également de rappeler que cette boussole perd le nord dès qu’elle s’exerce sous la contrainte. La laïcité politique, ou séparation entre religions et Etat, trouve ici sa justification théologique: dans l’espace public chaque citoyen doit jouir d’une totale liberté de conscience, afin de pouvoir authentiquement chercher la vérité spirituelle qui donnera sens à sa vie. Toute alliance entre le sabre et le goupillon, non seulement dévoie la politique mais, en outre, pervertit la religion.
Religions et libre-examen dans l’espace public
Cela revient-il à dire que dans un état de droit les convictions religieuses sont à reléguer dans le domaine de la vie privée ? Je me suis toujours opposé à cette façon de voir, car elle me semble philosophiquement erronée. Il est au contraire normal et sain que les convictions profondes d’un homme influent sur sa vie de citoyen et son engagement politique. Personne ne songe à demander à un libre-exaministe de ne pas appliquer le libre-examen dans son action politique. De même, il serait vain de demander à un catholique de ne pas faire de la politique en catholique, ou à un musulman à ne pas faire de la politique en musulman. Une démocratie saine ne se construit pas sur le gris de l’absence de convictions philosophiques, mais sur un patchwork de couleurs convictionelles différentes.
Les religions et convictions n’appartiennent pas au domaine du privé, mais à celui de l’intériorité : C’est par un acte de foi porté par une expérience religieuse qu’un homme se reconnaît chrétien ou musulman. Cela fait partie de son intériorité. De même, c’est par une foi en la raison qui se suffit à elle-même, porté par une conviction philosophique, que l’on devient libre-exaministe. Cela aussi, fait partie de l’intériorité. Au nom de la liberté religieuse, tout homme a droit au libre choix de son intériorité. Pareil choix repose sur une expérience « intérieure » – expérience dès lors toujours quelque peu incommunicable. En effet, personne ne peut prouver pourquoi il croit en Dieu ou pourquoi il n’y croit pas.
La démarche spirituelle diffère de celle qui prévaut dans l’espace public ou cohabitent des citoyens de toutes convictions. « L’homme est un animal politique », enseignait Aristote, « parce que l’homme est un animal qui parle ». La vie politique se fonde sur le langage, qui implique l’échange de communication. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le cœur de la démocratie s’appelle un « parlement ». Or, se parler n’est possible que si l’on possède un langage commun. Comme les convictions religieuses et philosophiques sont de l’ordre de l’intériorité – et donc du domaine de ce qui toujours quelque part incommunicable – celles-ci ne peuvent servir de langage commun pour fonder une société laïque. L’apport majeur des Lumières à notre civilisation est d’avoir rappelé que le seul langage capable de fonder une démocratie, est le langage de la raison. Non pas la raison procédurale, qui se borne de constater que les formes ont été respectées dans la prise de décision, mais la raison intelligente qui cherche à comprendre ce que l’autre me dit afin de lui répondre. Sa grammaire logique et sa visée critique font en sorte que seul ce type de raison permet à des personnes de convictions différentes d’écouter l’autre sans a priori en vue d’arriver avec lui à prendre une décision politique commune en vue du bien de la cité.
Voilà pourquoi en démocratie – même si tous les citoyens partagent la même conviction religieuse – aucune révélation ne peut servir de « base constitutionnelle » à l’Etat. En effet, dans ce cas-là il y aurait deux catégories de citoyens : ceux qui adhèrent à la religion officielle et qui seraient citoyens à part entière et ceux qui n’y adhèrent pas et qui deviendraient, de par ce fait, des citoyens de seconde catégorie. Autrement dit, même si demain Bruxelles devient à 99% catholique ou musulmane, il n’y aurait de démocratie véritable que si le pourcent de non-catholiques ou de non-musulmans jouit des mêmes droits politiques que tous les autres citoyens. L’enjeu se vérifie dans des questions bien concrètes qui ont trait à la liberté religieuse : le droit de sortie et le droit de faire entrer. Dans un état de droit, chaque citoyen doit pouvoir apostasier sa foi sans être inquiété politiquement et doit être en droit de – non seulement célébrer publiquement sa religion – mais également de pratiquer un prosélytisme paisible visant à faire de nouveaux adeptes.
Islam et démocratie
Une prise de conscience théologique permit à l’Eglise catholique de se réconcilier avec la laïcité politique au cours des XIXe et XXe siècles, au point d’en devenir aujourd’hui un fervent avocat. Il s’agit de savoir où la théologie musulmane se situe sur ce chemin. La question se pose avec une acuité particulière à l’heure où, après l’échec de la mouvance nationaliste et socialisante qui avait dominé les nations arabes au cours de la guerre froide, un certain « réveil de l’Islam » prône une conception moderne mais globalisante de la religion. De plus, pour l’Islam les données du problème diffèrent en deux points par rapport au christianisme. Premièrement, la révélation divine n’y est pas concentrée dans une personne – comme le Christ pour les chrétiens – mais bien dans un écrit, le Coran. Secondement, là où le christianisme se veut une religion de la grâce – l’homme ne naît pas chrétien, mais le devient pas le baptême et la foi – l’Islam se présente davantage comme la religion naturelle de l’humanité : tout homme naît musulman, mais nombre d’entre eux perdent cet héritage par des conditionnements socio-historiques.
L’option est donc la suivante : Soit le théologien musulman considère que, puisque le Coran et les enseignements du Prophète présentent le projet de Dieu sur l’homme mais aussi sur la société, leurs prescrits se doivent d’être appliqués « en direct » à toute société où la foi musulmane est majoritaire. Dans ce cas, nous retrouvons une théologie comparable à celle du Syllabus de Pie IX, une théologie qui prêche l’alliance du sabre et du croissant. C’est ce que l’on nomme le courant islamiste. Soit le théologien musulman considère que le Coran – comme parole de Dieu – est la source première d’où découlent les principes éthiques dont vivent les croyants, mais que ceci ne dispense pas de respecter l’autonomie d’un espace politique laïque – un espace où domine la raison. Dans ce cas, l’Islam peut se marier avec la démocratie avec le même bonheur que le christianisme. Cette dernière option est défendue par des théologiens comme Fazlur Rhaman, qui écrivait : « Les prescrits du Coran ne peuvent être appliqués littéralement dans le contexte d’aujourd’hui, car ceci aurait pour effet de pervertir le but même du Coran ». (The Impact of Modernity on Islam, p.127, Journal of Islamic Studies, vol.5 n°2, Juin 1966, pp.112-118).
Le courant démocratique en Islam est-il aujourd’hui aussi minorisé que d’aucuns le prétendent ? Je ne suis pas assez expert pour répondre, mais je peux comprendre la difficulté : adopter le projet démocratique implique de revenir sur une longue tradition de pensée théologique fondée sur la religion d’état. Rompre avec pareille tradition doctrinale séculaire exige une profonde remise en question de l’Islam, comme ce fut le cas pour le Catholicisme au cours des XIXe et XXe siècles. La réalité du terrain démontre pourtant que la plupart de nos concitoyens de religion musulmane sont de paisibles démocrates. Dans un pays comme les Philippines, il existe même un parti politique nommé « les démocrates chrétiens et musulmans ». Pourquoi pas ? Je rappelle que deux questions servent de « test » pour vérifier la compatibilité démocratique d’une religion : l’apostasie et le prosélytisme. Un Islam démocratique enseignera haut et fort que, dans le Coran, aucun châtiment terrestre n’est envisagé contre ceux qui apostasient ou changent de religion, pas plus qu’envers les non-musulmans qui annoncent librement leur foi. Que les avertissements du Coran ne relèvent que du domaine spirituel et de la vie dans l’au-delà. Seul pareil enseignement rend la théologie musulmane compatible avec l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme sur la liberté religieuse : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Mieux encore, seule cette voie me semble concilier la démarche du croyant musulman avec le prescrit du verset 256 de la Sourate 2 (La vache, Al-Baqarah) : « Nulle contrainte en religion » !
2. Traditions abrahamiques dans un monde multipolaire :
le complexe du homard, 50 ans après Vatican II (Novembre 2012)
Carapace plutôt que colonne vertébrale
La psychologue François Dolto décrit le « complexe du homard » comme une des manifestations de l’adolescence. Quand il perd sa carapace, le sympathique crustacé se protège, tant qu’il n’en a pas acquis une autre. Ainsi l’adolescent : en pleine mue, le pubère se construit une identité défensive, voire même caricaturale. (On dira que les ados sont souvent un peu « too much »). L’adulte, lui, n’a normalement pas besoin de carapace. Il a une colonne vertébrale : une identité enracinée dans le réel. Celle-ci lui permet de communiquer sans agresser. Les vertébrés n’ont pas besoin de carapace dure. Ils ont une peau, capable de douceur. Celui qui est solide de l’intérieur, s’autorise la douceur vers l’extérieur. « Heureux les doux, ils posséderont la terre », proclamait le Christ. Chez l’adulte, la dureté est donc symptôme d’insécurité. Le complexe du homard est alors le signe d’une régression mentale : la carapace est le symptôme d’une intériorité en panne de consistance.
Pareil phénomène vaut pour les individus, mais s’applique également aux réalités collectives. Exemples : Un nationalisme agressif est l’expression d’une nation insécurisée. Une culture intolérante, pointe vers une civilisation qui doute. Aucun phénomène humain n’est à l’abri de la régression mentale – du repli identitaire. Petit clin d’œil à mes amis de l’ULB : Une laïcité philosophique agressive, est tout autant le marqueur d’un libre-examen en perte de repères.
Bref, la meilleure façon de demeurer lucide et vigilant face à la tentation du complexe du homard est de ne pas s’en croire immunisé. Celui qui ne voit la possibilité de repli identitaire que chez « les autres », témoigne déjà d’une identité dangereusement bétonnée. Appliquons cela aux religions abrahamiques. Le judaïsme est un cas particulier, car il s’agit d’une religion sans visée universaliste. La régression mentale juive sera donc plutôt un complexe du « Bernard l’ermite » – le tout aussi sympathique crustacé, qui se cherche un coquillage protecteur. En effet, quand il se sent insécurisé, le judaïsme a davantage tendance à se refermer sur lui-même, plutôt que d’agresser le monde extérieur. (Certains objecterons qu’une frange politique en Israël se montre aujourd’hui particulièrement agressive envers les Palestiniens. C’est exact, mais l’ultra-sionisme est un phénomène plus politique que théologique). Le « complexe du homard » s’applique, par contre, tant au christianisme qu’à l’islam. Quand elles se sentent insécurisées, grande est la tentation pour ces deux religions universalistes, de se construire une carapace.
Complexe du homard chrétien-catholique
L’historien français Jean Delumeau a fort bien étudié le complexe du homard chrétien dans son ouvrage « La peur en Occident » : A partir du XIVe siècle, le christianisme encaisse une série de chocs et ceux-ci vont durcir son rapport au monde. Cela commence par la grande peste (1347-1352) – qui élimine entre 30 et 50% de la population européenne en cinq ans, faisant environ vingt-cinq millions de victimes. A l’époque, on ignore tout des microbes. Le fléau est donc perçu comme une punition divine. La religion devient angoissée et le mal est ressenti comme omniprésent. Se greffent sur ce traumatisme les guerres incessantes qui présideront à la création de l’Europe des nations (pensons la guerre de cent ans). Résultat : La civilisation chrétienne entre en dépression et se forge une carapace. Le péché prend plus de place que la Grâce ; le diable a plus d’importance que le Bon Dieu. Juifs et sorcières servent de bous-émissaires. Par réaction, des générations successives d’intellectuels s’éloigneront progressivement du christianisme – perçu comme adversaire de l’humanisme. (Les humanistes au XVIe siècle, les penseurs des Lumières au XVIIIe…). Ce phénomène culmine avec la révolution française. Nouveau tremblement de terre pour le catholicisme, sur fond de terreur antireligieuse. Avec le XIXe siècle vient l’accalmie et le concordat napoléonien. L’Eglise peut se reconstruire, mais le complexe du homard est toujours bien présent. L’Eglise post-révolutionnaire se conçoit comme une forteresse assiégée. Et il va de soi, qu’après Copernic, les publications de Darwin et Freud ne sont pas de nature à calmer le jeu…
Ainsi en 1864, le pape Pie IX énumère dans un texte officiel – nommé « le Syllabus » – 80 erreurs de notre temps. Il y condamne une série de contre-vérités concernant notamment la démocratie, la liberté de religion, la séparation de l’Église et de l’État, le rationalisme, le socialisme etc. Ainsi trouve-t-on dans le Syllabus parmi les propositions condamnées, la thèse suivante : « A notre époque, il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes.(…). Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et faire un compromis avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.» (propositions 77, 80). Même si la portée de ce texte fut fort adoucie par l’interprétation qu’en firent la plupart des évêques de par le monde, qui trouvaient – déjà à l’époque – son contenu dépassé, la position que le Syllabus défend était à peu près celle qu’on retrouve aujourd’hui dans un régime islamiste. Le complexe du homard était bien vivant.
Il y a 50 ans – Vatican II
Le Concile Vatican II, dont l’Eglise catholique vient de fêter le 50° anniversaire de l’ouverture, renoue avec un regard bienveillant posé sur le monde. Fini la carapace du homard. Le catholicisme entre à nouveau en dialogue avec la société. Sans naïveté – certes – mais également sans préjugés. La constitution pastorale Gaudium et Spes (1965) illustre ce nouvel état d’esprit : « L’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. » La même année, le pape Paul VI promulgue la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse. Fruit d’une lente évolution de la pensée théologique « Dignitatis humanae » rappelle une évidence : une vérité spirituelle ne peut s’accueillir sous l’effet de la contrainte. « Ce Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres.» (Dignitatis humanae n°2) La laïcité politique, ou séparation entre religions et Etat, trouve ici sa justification théologique: dans l’espace public chaque citoyen doit jouir de sa liberté de conscience, afin de pouvoir authentiquement chercher la vérité spirituelle qui donnera sens à sa vie. Toute alliance entre le sabre et le goupillon, non seulement dévoie la politique mais, en outre, pervertit la religion.
Alors que du bonheur ? Non, car quitter sa carapace pour retrouver une colonne vertébrale spirituelle, n’est jamais acquis une fois pour toute. En ce début de XXIe siècle, le complexe du homard redresse la tête dans certains milieux catholiques particulièrement insécurisés. Ils objectent : « Depuis que l’Eglise s’est tournée vers le monde, le monde lui a tourné le dos ». Je regardais il y a quelques semaines une vidéo d’ordinations à la prêtrise dans un milieu catholique traditionaliste. (Ceux qui rejettent Vatican II). J’étais admiratif devant ces jeunes hommes assoiffés d’absolu. Cependant, en voyant cet idéal figé dans un passé fantasmé, une autre image m’est venue à l’esprit : celle de tous ces jeunes fondamentalistes musulmans, cherchant à vivre leur religion comme au temps du prophète. Vous avez dit complexe du homard ?
Complexe du homard musulman
Dans une récente interview (La Libre, 10 novembre pp.6-7), Alain Winants, patron de la Sûreté de l’Etat, déclare : « Certains éléments dans la société ont tendance à se radicaliser sous l’influence de certaines idées, comme le salafisme, interprétation rigoriste de l’Islam qui veut retourner à l’Islam des origines. Il prône le rejet des valeurs de l’Occident et le repli identitaire. Avec pour conséquence que ces personnes se mettent en marge de la société dont elles rejettent les valeurs. On voit surgir des comportements qui n’ont pas de place dans notre société : polygamie, inégalité homme-femme, rejet fondamental de l’homosexualité, mise en doute de la théorie de l’évolution. On voit que ces personnes qui suivent ce courant tentent de bâtir leur propre société, avec leurs valeurs, leur enseignement, leur médecine, leur propre police – cela, c’est dans les souhaits – voire leur propre justice. On peut arriver à une bipolarisation. Ces comportements vont susciter une réaction de l’extrême droite qui va trouver dans cette idéologie un terreau pour combattre l’islam en général. On voit apparaître en Angleterre des mouvements comme ‘Nations against Islam’. En Belgique, il y a des mouvements, soutenus par l’extrême droite, qui prônent une politique contre l’islamisation des villes. Et cette réaction de l’extrême droite peut engendrer une réaction de l’extrême gauche (Ainsi, l’affaire ‘burqa blabla’ qui enflamma l’ULB. Elle illustre bien la possible alliance contre-nature, entre gauche radicale et anarchique, d’une part et islam fondamentaliste, de l’autre. Note de l’A). (…) Dans la durée et sur le long terme, il (le salafisme) est peut-être plus dangereux qu’un attentat terroriste ».
Ici surgit la question à cent million d’euro – celle qui agite nombre d’occidentaux quand ils parlent de « la montée de l’islam ». L’islamisme est-il un phénomène structurel ou conjoncturel ? Autrement dit : Les relents fondamentalistes qui agitent une partie minoritaire – mais fortement agissante – du monde musulman, sont-ils le propre de cette religion ou s’agit-il, comme ce fut le cas dans le monde chrétien, d’un symptôme du complexe du homard ? Pour le dire crûment : Quand il devient totalitaire, l’islam montre-t-il son vrai visage ou sa caricature adolescente?
Il revient avant tout aux musulmans de répondre à cette question. Cependant, je ne vois apriori pas pourquoi, si l’ouverture pacifiée au monde est possible pour le catholicisme, cela ne le serait pas pour les musulmans. Nombre de mes contradicteurs sur ce point m’objectent que – par son essence même – l’islam ne s’accommode d’une culture qu’en l’islamisant. Que les croyants musulmans acquis au pluralisme démocratique, quand ils sont sincères, ne sont pas représentatifs. Quitte à me faire traiter de naïf, j’objecte : Et si, au contraire, l’islamisme n’était qu’une régression nostalgique vers le passé et l’islam des lumières un chemin d’avenir? Pour étayer mon intuition, je souligne – qu’à l’instar du christianisme – l’islam sort également de siècles de turbulences. Ceci expliquerait qu’il ait, à son tour, cédé au complexe du homard. Le califat, qui fut la première puissance mondiale au Xe siècle, fut mis sous tutelle ottomane dès le XIVe. Avec la mort de Soliman le Magnifique (1566), l’empire turque déclina à son tour. Jadis lumière du monde et alliée des sciences, la civilisation musulmane devint décadente, au moment précis où l’astre de l’occident se remit à briller. Quand advint la révolte arabe contre les Ottomans (1916-1918) et l’épopée de Lawrence d’Arabie, les alliés ne tinrent pas leurs promesses et les pays du Proche et Moyen Orient devinrent des protectorats pétroliers. Puis, il y eut la guerre froide. La génération des Nasser et Arafat lorgna un temps vers le camp soviétique pour obtenir une place sur l’échiquier mondial. Mais avec le mur de Berlin, le communisme s’écroula. Des siècles de déclin ont donc replié les nations musulmanes sur elles-mêmes. Restées à la périphérie de l’histoire, les masses n’ont pas intégré l’avènement de la raison critique et la perspective historique. Quant aux élites, orphelines de grandes causes et insécurisée dans un monde multipolaire, elles se cherchent désormais un avenir dans un retour aux sources. Ce faisant, la tentation est grande de préférer la carapace du homard à la colonne vertébrale spirituelle : C’est sous sa forme figée que l’islam paraîtra donc le plus fidèle.
Spiritualité citoyenne
La première guerre mondiale illustra que le nationalisme mène à la guerre. La seconde guerre mondiale démontra que le racisme était un délire mortifère. La chute du mur de Berlin signa l’échec du marxisme. La faillite de Lehman-Brothers (2008) souligna que le capitalisme n’apporterait pas le paradis sur terre. Il est donc réjouissant de voir la jeunesse se tourner vers la spiritualité pour se trouver une identité. Notre monde multipolaires a, en effet, besoin de citoyens enracinés. Dans mon essai « Credo politique » (éd. Fidélité/Avant-Propos, 2011), je plaide donc pour une nouvelle « spiritualité citoyenne », qu’elle soit – selon les citoyens – croyante, agnostique ou athée. Mais notre monde multipolaire fait peur. Et la peur est mauvaise conseillère, car elle est source de régression mentale. Le complexe du homard rôde. La tentation est grande de se protéger du réel, en se construisant une carapace.
Alors, faut-il espérer un Vatican II musulman ? L’expression est anachronique, car l’islam n’a pas de Vatican et les sunnites sont dépourvus de clergé. Cependant, si le concile Vatican II a signifié pour l’Eglise catholique une renonciation symbolique au complexe du homard, lui permettant de poser un regard bienveillant sur le monde, alors oui – l’islam est appelé à poursuivre sur le même chemin. Une spiritualité de la paix ne peut se laisser dominer par la peur. Succomber au complexe du homard est toujours un aveu de faiblesse. Une religion avec une colonne vertébrale saisit – elle – comme par instinct, que l’authentique spiritualité ne peut s’accommoder de contrainte. Evidemment que les préceptes du Coran peuvent inspirer les musulmans pour mener des débats démocratiques, un peu comme les catholiques s’inspirent de ce qu’ils appellent la loi naturelle (les principes chrétiens accessibles à tout homme par un travail de la raison). Mais, pas plus que la loi naturelle, la sharia ne peut se substituer au débat démocratique et s’imposer à une société. Ici je rappelle ce que j’énonçais lors du précédant colloque de l’ULB, dans cette même salle : L’apport majeur des Lumières à notre civilisation est d’avoir rappelé que le seul langage capable de fonder une démocratie, est le langage de la raison. Non pas la raison procédurale, qui se borne de constater que les formes ont été respectées dans la prise de décision, mais la raison intelligente, qui cherche à comprendre ce que l’autre me dit, afin de lui répondre. Sa grammaire logique et sa visée critique font en sorte que seul ce type de raison permet à des personnes de convictions différentes (catholiques, musulmans, libre-exaministes, etc.) d’écouter l’autre sans a priori, en vue d’arriver avec lui à prendre une décision politique commune en vue du bien de la cité.
Conclusion
Le complexe du homard représente, non seulement un danger pour la démocratie, mais il transforme, en outre, toute religion en sa caricature. Par-dessus tout, il est un aveu de faiblesse : Quel est ce dieu, tellement peu sûr de lui, qu’il ordonne la contrainte pour être reconnu ? Par contre, libéré du complexe du homard, une religion perçoit que le pluralisme démocratique est allié de la foi, car il permet un réel choix. Qu‘il soit chrétien ou musulman, la foi du croyant adulte ne sera authentique, que si son cheminement spirituel est vécu en totale liberté. J’en appelle donc aussi aux médias : Elles ont évidemment pour mission d’informer sur les dérives fondamentalistes. Mais – même si c’est moins vendeur – elles doivent également laisser la parole à ces intellectuels musulmans qui défendent une foi solide, mais non défensive. Une foi qui accepte la raison humaine comme langue maternelle de la démocratie. Bref, une foi qui a traversé le complexe du homard.