En 1996, un juge d’instruction ardennais avait lancé une « ligne verte » pour recueillir les témoignages de victimes supposées d’abus sexuels ou de personnes au courant de ceux-ci. Il agissait dans le cadre de l’affaire Dutroux. Il devait aller vite en besogne. L’affaire allait sans doute lui être retirée. Les dénonciations n’ont pas fait bouger l’enquête d’un pouce – à l’époque, certains acteurs policiers et judiciaires suspectaient l’existence d’un vaste réseau de pédophilie impliquant des hommes riches et puissants. En revanche, elles ont fait remonter à la surface un flot d’histoires douloureuses, souvent prescrites, d’incestes et de viols. Les examiner une à une impliqua beaucoup de travail pour les policiers, les distrayant de leur enquête principale. Personne n’a été très fier de cette initiative baroque, même si elle a permis une libération de la parole des victimes, comme cela s’est produit en Flandre après les aveux de l’ancien évêque de Bruges.
Peut-être certaines victimes en ont-elles été soulagées ? Peut-être. Mais les experts de l’aide aux victimes (avocats, thérapeutes…) disent aussi que l’intervention abrupte de la justice peut conduire à une victimisation secondaire si d’autres conditions ne sont pas réunies : un travail sur soi-même, l’aide des proches, du thérapeute, le tact des policiers, des avocats et des magistrats qui vont croiser la route de la victime. Faire croire que la justice est en soi un facteur de résilience est un leurre, surtout lorsque l’on sait qu’en matière de viol 90 % des plaintes sont classées sans suite, faute de preuves. Ce qui n’empêche pas qu’il faut encourager les victimes à déposer plainte et prélever les traces ADN le plus vite possible, malgré leur état de choc, comme l’a fait la femme de chambre du Sofitel de Manhattan, encouragée par ses collègues.
Lorsqu’une personne est immédiatement en péril, même adulte (pensons aux seniors maltraités), il faut faire appel à la justice, sauf si l’on est en mesure, physiquement, de s’interposer. A défaut, il y aurait non-assistance à personne en danger. Les détenteurs du secret professionnel peuvent déjà passer outre celui-ci en cas d’abus sur mineur. Mais lorsqu’on n’est pas complètement sûr de l’existence de la maltraitance ou qu’elle concerne un adulte, et non pas un mineur, une réponse graduée, proportionnée me semble préférable au déclenchement immédiat du feu judiciaire. Il faudra peut-être avant en référer au supérieur hiérarchique de l’auteur suspecté (directeur d’école, d’hôpital, de club sportif…) et s’assurer que l’affaire va être prise en mains et éclaircie avant de passer à la vitesse supérieure. Réfléchir à plusieurs est certainement une bonne chose. Une société de la dénonciation banalisée, « sécurisée », serait irrespirable.