« L’homme est un animal politique, parce que l’homme est un être qui parle », enseignait Aristote. La démocratie se fonde sur le discours, le débat, voire le conflit. Elle exige de reconnaître à son contradicteur le statut d’interlocuteur citoyen et non d’obstacle à écraser. Celui qui se sent investi d’une forme d’infaillibilité politique et qui considère dès lors comme insupportable agression, toute remise en question de ce qu’il est, se met en dehors du jeu démocratique. Cela vaut tant pour les catholiques que pour les musulmans, les laïques, ou les autres. Deux événements récents m’invitent à me pencher sur cette question.
Think Tank « Vigilance musulmane »
« Vigilance musulmane » fait œuvre utile. Souvent, je me suis dit que les catholiques feraient bien de leur emboîter le pas, en fondant à leur tour un organe de vigilance. Cependant, je m’étonne de la plainte que ce think tank vient d’introduire auprès du Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme (CECLR) contre le professeur Mark Elchardus. Les plaignants reprochent au sociologue de la VUB (Vrije Universiteit Brussel) ses propos établissant un lien entre l’islam et l’antisémitisme tenus dans le quotidien De Morgen. Le 12 mai dernier, dans le cadre d’une étude intitulée « Jong in Brussel » (dont les résultats ont été publiés dans le quotidien flamand De Morgen), Mark Elchardus avait déclaré : « l’antisémitisme chez les élèves a une inspiration théologique et il y a un lien direct entre le fait d’être musulman et celui d’éprouver des sentiments antisémites ».
Vigilance musulmane estime que ces propos établissent une corrélation entre le fait d’être musulman et celui d’éprouver des sentiments antisémites et conclut : « Ils reviennent à poser le principe que tout musulman est antisémite. Ces propos incitent l’opinion publique à la haine envers l’ensemble des citoyens de confession musulmane (…) sur la base de leur conviction religieuse ». Le Think tank estime que les propos du sociologue tombent sous le coup de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, au regard du critère protégé de la « conviction religieuse ». Par ailleurs – ajoute Vigilance musulmane – pareils propos s’inscriraient également dans le cadre de l’article 444 du Code pénal puisqu’ils ont été tenus dans des écrits imprimés exposés au regard du public,. Le groupe de réflexion demande au CECLR d’apprécier la nature de la déclaration publique effectuée par Mark Elchardus au regard de l’arsenal juridique et, le cas échéant, d’engager les actions qui s’imposent.
J’ai parlé de l’étude de Mark Elchardus dans mon « post » du 12 mai dernier, intitulé Antisémitisme à l’école – Forcer la rencontre entre élèves. J’y citais les propos du professeur de la VUB dans leur contexte. Pour rappel, les voici : “Ce qui est grave, c’est que ces sentiments anti-juifs n’ont rien avoir avec un niveau social ou culturel peu élevé, ce qui est le cas parmi les autochtones racistes. Chez les élèves bruxellois autochtones, 10pc sont antisémites. L’antisémitisme chez les élèves à une inspiration théologique et il y a un lien direct entre le fait d’être musulman et celui d’éprouver des sentiments antisémites”. A bien le lire, le professeur Elchardus ne posait donc nullement le principe que « tout musulman est antisémite », mais bien que de nombreux jeunes bruxellois sont antisémites parce qu’ils sont musulmans. La nuance est de taille. Une chose est de dire : « Les musulmans sont depuis toujours et pour toujours antisémites », ce qui est discriminant et… faux. L’islam fut, des siècles durant, plus accueillant pour les populations juives que la chrétienté. Une autre est de dire : « Vu la situation du conflit israélo-palestinien, de nombreux jeunes musulmans font l’amalgame entre judaïsme et sionisme. Leur appartenance religieuse est, dès lors, source d’un rejet du judaïsme qui peut s’avérer problématique pour la paix sociale ».
Que cette analyse soit correcte ou non, est objet de débat. La conclusion que je veux tirer est la suivante : Je salue l’engagement démocratique de « Vigilance musulmane ». Par les temps qui courent, il ne faut pas laisser se développer un anti-islamisme de comptoir aussi nauséabond que l’antisémitisme. Mais attention à la paranoïa qui nous guette tous – en ce compris les catholiques, ce sentiment qui porte à croire que toute remise en question est nécessairement une attaque. Pareille dérive mentale part du présupposé que certains sont détenteurs d’une excellence qui les distingue des autres et que, dès lors, tout qui critique de leur comportement ou pensée, est stigmatisant et abusif.
Plateforme pour le droit à l’avortement
S’il existe bien une question qui mérite de faire partie du débat démocratique, c’est le sujet de l’avortement – ou plutôt de la protection légale à apporter à la vie humaine dès l’instant de sa conception. Depuis la loi Lallemand-Michielsen, l’interruption volontaire de grossesse est dépénalisée en Belgique. Ceci a été justifié par les conditions sanitaires déplorables dans lesquelles des femmes avortaient clandestinement. Cependant, la dépénalisation de l’interruption de grossesse s’est insidieusement muée en un « droit à l’avortement » et donc en banalisation d’un acte qui est et reste – quoi qu’on en dise – une interruption de vie humaine en devenir. C’est ce que tentent de dénoncer les « marches pour la Vie » dans Bruxelles – manifestations familiales ayant lieu, depuis deux ans, fin du mois de mars. Pour y avoir participé, je puis témoigner que l’humeur de ces marches est nullement belliqueuse. Je suis, par contre, stupéfait par le ton guerrier utilisé à leur encontre par certains partisans du droit à l’avortement. J’ai évoqué cela à plus d’une reprise, dans ce blog : Coup de pouce inattendu à la Marche pour la Vie :-) (23 mars) ; Marche pour la Vie : « Frappez sur le ballon. Pas sur les joueurs ! » (25 mars) ; Marche pour la Vie : « Heureux les doux » (27 mars). J’apprends que les pro-choice viennent de créer une plateforme pour le droit à l’avortement – une initiative du Centre d’Action Laïque, de la Fédération Laïque de Centres de Planning familial, de la Fédération des Centres de Planning familial des FPS, du GACEHPA et de l’Université des Femmes.
Je les cite : « Le droit à l’avortement, la liberté des femmes de choisir de poursuivre une grossesse ou non, est un acquis. Nous refusons qu’on le remette en cause. Pourtant, la vigilance reste nécessaire :
– en Belgique, en 2010, ils étaient environ 2000 à marcher contre l’avortement. En 2011 ils étaient presque 3000.
– Partout dans le monde, de tels mouvements fleurissent
– en Europe certains pays ne reconnaissent toujours pas ce droit (Irlande, Malte, Chypre, Pologne) ou reviennent en arrière (Hongrie)
– sans oublier la réalité d’autres pays, où les conditions dans lesquelles sont pratiquées les IVG sont loin d’être optimales, les moyens accordés sont faibles, comme d’ailleurs la considération professionnelle envers les personnes impliquées, …
Les mouvements « anti-IVG » pourraient nous sembler marginaux mais le fait est qu’ils trouvent un écho dans les médias, dans les Parlements, ce qui leur donne du poids. Ils sont organisés et soutenus par de puissants lobbys. Nous souhaitons mettre en place une plateforme de vigilance et d’action pour garantir le maintien de nos acquis, pour garantir le droit à l’avortement et le libre choix. Les anti-IVG veulent continuer d’organiser chaque année leur « marche pour la vie » afin d’abolir la Loi Lallemand-Michielsen, dépénalisant partiellement l’avortement. Nous devons nous mobiliser pour que leur voix reste perçue comme ce qu’elle est : un retour en arrière inadmissible ! Si ces menaces vis-à-vis du droit à l’avortement vous choquent et que vous souhaitez :
– vous mobiliser pour maintenir nos acquis (sans entrer dans une discussion sur une modification de la loi)
– vous investir dans une plateforme de vigilance : à l’échelle belge dans un premier temps, puis à l’échelle européenne (voire mondiale), selon les partenaires et réseaux que nous pourrons mobiliser
– participer à une journée d’action annuelle
Rejoignez-nous en nous contactant par email ou par téléphone. Ils sont organisés, soyons-le aussi ! »
Une fois de plus, je n’ai rien à redire contre le principe de pareille initiative citoyenne. Je me permets simplement de sourire en entendant affirmer que les marcheurs pour la vie seraient soutenus « par de puissants lobbys ». S’il s’agit des médias ou des forces politiques de Belgique, alors ce sont des soutien aussi puissants que… discrets. Plus sérieusement, je regrette le ton de ce communiqué. A lire cet appel, il y aurait d’une part, les forces éclairées qui seraient pro-avortement et de l’autre, les avocats de l’obscurantisme : les marcheurs pour la vie. A aucun moment, il n’est reconnu que la dignité de la vie humaine à naître soit un enjeu citoyen qui mérite débat. Cela équivaut, une fois encore, à se draper dans une forme d’infaillibilité politique : une fois obtenue la dépénalisation de l’avortement, cette question deviendrait tout bonnement « onbespreekbaar ». Les démocrates qui ont été mis en minorité sur ce dossier et qui n’ont pas changé d’avis parce que la loi a changé, n’auraient donc plus d’autres droits que celui de se taire et de se repentir. Une attitude qui confine à la paranoïa et est contraire à la liberté d’expression.
Débat citoyen et laïcité politique
Notre démocratie se fonde sur la dignité humaine – telle que reconnue par la déclaration universelle des droits de l’homme. Cette dignité implique que tout citoyen a voix au chapitre et que – s’il le demande – la parole doit lui être donnée. Que l’on soit vigilant pour dénoncer toute opinion dénigrante, est une bonne chose. Par contre, taxer d’inacceptable une parole – simplement parce qu’elle dérange la haute idée que l’on a de soi-même – est une attitude paranoïaque qui étouffe le débat citoyen.
Il est curieux que pareil état d’esprit se retrouve parfois chez ceux-là mêmes, qui se disent les défenseurs de la tolérance et du droit à la liberté d’expression. Je leur suggère de méditer cette pensée de Didier Viviers, recteur de l’ULB (Université Libre de Buxelles): « On n’affaiblit pas nos valeurs par un minimum de remise en question de soi ». (Le Vif/l’Express, 3 juin p.34)