L’argent n’a pas d’odeur. Vraiment?

« Qu’est-ce que l’argent? » Voilà bien une question tout à la fois simple et complexe. La réponse la plus universellement acceptée semble être: L’argent est un étalon symbolique qui mesure la valeur des biens, afin de permettre les échanges commerciaux. Vient alors inévitablement cette nouvelle interrogation: « Et qu’est-ce qui fixe la valeur de cet étalon de valeur? » Avant, la plupart auraient dit: « C’est le Prince qui frappe la monnaie en fonction des réserves en or de la banque nationale qui émet la devise« . Mais ça, c’était avant. Depuis, l’économie est mondialisée et la monnaie s’est numérisée. Le Prince (les états nationaux) est globalement hors-jeu. Quant à l’or, depuis l’effondrement du système de Bretton Woods en 1971, il ne sert plus que de butin de guerre symbolique, mais ne représente plus une garantie de solvabilité obligatoire. Aujourd’hui, le seul étalon pour mesurer la valeur de l’argent est la confiance que les marchés font à chaque devise. La monnaie est devenue « fiduciaire » au sens fort du terme.
L’argent est donc un étalon symbolique fondé sur la confiance de ses utilisateurs. Pas étonnant qu’une notion aussi peu solide, soit appelée « du liquide »… Une des choses que j’apprécie chez l’économiste Bruno Colmant, est sa capacité à prendre du recul quand il analyse la notion même de l’argent. Je vous invite ainsi à lire son article sur le ‘money fiat’ (la création de devise), ainsi que celui sur le rapport à l’argent qu’entretiennent les Américains, les Allemands et les Français. En résumé: Si les grandes nations vivent des tensions par rapport à leur devise en ce temps de crise économique, ce n’est pas uniquement parce que les unes sont cigales et les autres fourmis. C’est aussi – et peut-être davantage qu’on ne le pense – parce que diffère le rapport affectif que chaque nation entretient avec cet étalon symbolique qu’est l’argent. Pas d’odeur l’argent… Vraiment?

Dollar philosophal
Prenons le cas des Etats-Unis. L’empire d’outre-Atlantique est bien plus endetté que l’Europe et pourtant, il continue à doper son économie en y injectant des milliards de dollars. Cela, sans hyperinflation. Pourquoi? Cela s’explique par la fonction tout à la fois pragmatique et impériale de la devise au pays de l’Oncle Sam. Pragmatique: Si c’est par l’endettement que l’économie tourne mieux, l’Américain n’aura pas de scrupule: « Cela fonctionne. Où est le problème? » Impériale: Cette civilisation de pionniers a fait de sa devise la nouvelle frontière. Le billet vert est le socle de l’économie mondiale et un nouvel afflux de dollars sert donc de monnaie de réserve à toutes les économies émergentes dont la balance commerciale est en bonus. De par sa situation éminente actuelle, l’Amérique est donc le seul pays au monde qui peut faire des dettes sans avoir vraiment à les rembourser… Car ses dettes valent de l’or. Une version actualisée de la pierre philosophale, en quelque sorte. Le jour où la place centrale du dollar dans l’économie mondiale cessera, les Américains adapteront leur politique monétaire dans la douleur, mais non sans un même pragmatisme.

L’euro, le beurre de l’euro et le sourire de la Chancelière
Observons l’axe franco-germanique, qui est la colonne vertébrale de l’euro. Je me remémore cet ami de vieille souche française, qui pliait négligemment ses billets dans la poche. Une façon inconsciente d’exprimer son mépris pour l’argent. Comme l’écrit Bruno Colmant, dans une culture de tradition catholique, l’argent est plutôt perçu comme un mal nécessaire. Les citoyens doivent le souffrir et l’Etat le juguler. Pour soulager une population en récession économique, une dévaluation n’est donc pas un drame. Au contraire, elle signifie que l’Etat reste maître de sa monnaie. En bref, dans une culture latine et catholique, l’argent est ce qui permet d’acheter du beurre. Dans une culture nordique et protestante, par contre, l’argent est paré d’une certaine noblesse. Il signale que son possesseur a vendu du beurre et qu’il pourra investir dans une crèmerie. Ici, la monnaie est le fruit d’un juste labeur et la source de nouveaux investissements. Il s’agit donc d’un symbole qui se doit de demeurer fort et respecté. Une dévaluation est toujours un échec – surtout en Allemagne, qui vit encore le traumatisme de l’hyperinflation des années ’20 du siècle dernier. (Bruno Colmant rappelle, bien à propos, que le mot allemand Schuld désigne tout à la fois la dette et la faute). Nombre d’experts conseillent une dévaluation progressive de l’euro par voie d’inflation contrôlée. Cependant, il faut se rendre à l’évidence: Sans une plus grande intégration de la politique monétaire européenne, on ne peut avoir l’euro, le beurre de l’euro et le sourire de la Chancelière.

Smith sur le divan de Freud
Ce que nous constatons en micro-économie vaut en macro-économie: Le « sujet économique standard » est une abstraction. Un patron d’entreprise engage et son concurrent licencie. Un employé dépense et son collègue épargne. Un consommateur achète une moto et son voisin une assurance-vie. Pourquoi? Pour autant de raisons conscientes et rationnelles, qu’inconscientes et affectives. Il en va de même pour les populations. Une analyse ne peut faire l’impasse sur le rapport affectif qui lie les cultures à l’économie en général et à l’argent en particulier. Les pères fondateurs de l’Europe – et leurs successeurs qui signèrent en 1992 le Traité de Maastricht – avaient bien compris que l’orgueil monétaire alimente le ressentiment nationaliste, et que celui-ci conduit à la guerre. Le mouvement de repli identitaire actuel est une réaction de protection compréhensible, mais adolescente. Cela, et malgré leurs puissantes différences, les Texans, Californiens, New-Yorkais et habitants du Midwest, l’ont bien compris. Ceux qui méprisent la devise européenne comme un corps étranger, doivent expliquer où le tribalisme s’arrête et pourquoi. Demain poussera-t-il sur les ruines de l’euro, une monnaie bretonne, écossaise, flamande et – mieux encore – principautaire liégeoise? A l’inverse, ceux qui veulent sauver l’euro, ne peuvent oublier qu’on ne bâtit une communauté de destin qu’en tenant compte de la réalité des peuples. Et le rapport à l’argent de ceux-ci est plus émotionnel qu’il n’y paraît. On dit que l’argent n’a pas d’odeur. Si Adam Smith se couchait un peu plus souvent sur le divan de Sigmund Freud, peut-être en serait-il moins convaincu.

Une réflexion sur « L’argent n’a pas d’odeur. Vraiment? »

  1. Eric,
    Je ne peux que ratifier votre synthèse…
    Par contre, il me serait intéressant de confronter celle-ci avec les enseignements de l’Évangile….sans en être un « fin » connaisseur », encore moins un parfait « disciple ».
    1. le seul acte de violence physique que Jésus a exercée, concerne les marchands du temple : quel enseignement en tirer ?
    2. La parabole des talents (la monnaie de l’époque) : quel enseignement en tirer….
    3. le fils prodigue, la parabole des ouvriers de la 11 ème heure : quel enseignement en tirer…
    4. « rendez à César… »: quel enseignement en tirer…

    Voilà, à mon avis, des pistes de réflexions, dans le domaine économique, sous l’angle du Christianisme : « la maison du Père est grande » !…
    N’oublions le « core business » du Christianisme : aime Dieu et ton prochain

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