‘Qalu’ – est l’abréviation utilisée par les initiés pour décrire le programme-phare du journalisme d’investigation de la RTBF : « Questions à la une ». La dernière émission « Faut-il craindre la montée de l’islam ? » a – une fois de plus – suscité la polémique. Je n’ai pas vu l’émission. Cependant, je pense que l’édito du jour paru dans les colonnes du « Soir » (Goebbels à la RTBF ? On se calme, M. Moureaux…) sous la plume de Jurek Kuczkiewicz trouve la note juste: le reportage de la RTBF n’est pas exempt de tous reproches, mais le comparer à l’œuvre de « Goebbels » constitue un excès de langage totalement déplacé.
Ce n’est donc pas tant de la question traitée que je souhaite ici aborder (« Peut-on critiquer l’islam ? Et si oui, comment ?»), mais bien la raison pour laquelle ‘Qalu’ crée si souvent la polémique. « Parce qu’il s’agit d’une émission courageuse et libre », diront certains responsables de la RTBF. J’ai un autre avis. Je me rappelle la remarque désabusée du Grand-Maître du Grand-Orient de Belgique après une émission sur les liens entre les Loges et le monde de la justice : « Je ne dis pas qu’il y a aucun abus, mais l’émission est partie d’une thèse et a monté son sujet pour faire coller le reportage au scénario prévu ». C’est exactement l’impression que j’ai eue pour chacune des émissions ‘Qalu’ traitant de l’Eglise catholique auxquelles je participai en tant que porte-parole des évêques. Je ne parle même pas ici de « Miracle ou arnaque », reportage contre lequel j’avais en son temps écrit une lettre ouverte – et à propos duquel Pierre Delrock (vénérable ancien de la RTBF) avait regretté le ton de « persifflage ». Je pense surtout à une émission (pas mauvaise en tout) sur le financement du culte où le montage me faisait dire ce que je n’avais pas voulu exprimer, ou encore à un reportage sur le créationnisme mettant en cause une mystérieuse lettre du Vatican que j’ai demandé à voir, proposant même de la publier sur les sites catholiques… Lettre qui ne me fut jamais montrée. Une fois encore, je ne nie pas que le financement des cultes ou le créationnisme méritent un regard critique. Ce que je regrette – à l’instar du Grand-Maître du Grand-Orient – c’est que plutôt que de partir de l’investigation, ‘Qalu’ a scénarisé son programme au point de faire passer le cliché pour la réalité. Or, qu’est-ce que je lis à propos de l’émission sur l’islam ? Il y a l’analyse – toujours dans le Soir p.3 – du jeune prédicateur Iliass Azaouai (un nom à retenir : je pense qu’il s’agit d’un des futurs intellectuels en vue de la communauté musulmane de Belgique). A la question de Ricardo Gutierrez : « Les images diffusées montent des faits réels », il répond : « Oui, mais c’est le montage et les commentaires qui posent problème et qui ne reflètent absolument pas l’islam réel que vivent la majorité des musulmans. Nous ne sommes pas ici, dans le registre de l’information, mais dans celui de la provocation. Je ne nie pas certains égarements présentés, mais l’émission tend à les généraliser à toute une communauté… ». Exactement le ressenti que j’avais et celui de Grand-Maître maçon.
Rendons donc cet hommage à ‘Qalu’ : l’émission n’est inféodée à personne, puisqu’elle parvient à énerver tant catholiques, que musulmans, que francs-maçons…Mais n’est-ce pas aussi le signe qu’il y a un souci ? ‘Qalu’ a acquis ses lettres de noblesse en s’inscrivant dans la lignée d’émissions telles que « les grands travaux inutiles », une dénonciation qui fera date dans l’histoire du journalisme et reste une référence en matière d’investigation à la RTBF. Avec le concept ‘Qalu’, chaque sujet est confié à un journaliste qui reçoit au moins deux mois pour le réaliser avec d’importants moyens mis à sa disposition. La pression est donc forte sur ses épaules pour – à chaque fois – réaliser un sujet qui à son tour « dénoncera » quelques abus. Le journaliste qui – au terme de son investigation – ferait un reportage ayant pour conclusion : « tout va plutôt bien, rien à signaler », aurait non seulement le sentiment de l’échec, mais verrait en plus l’audimat de ‘Qalu’ sombrer. Donc, le montage fait en sorte que l’émission est pimentée pour arriver à une dénonciation…. Un peu de scénarisation, cela fait partie du métier de journaliste et rend les enjeux lisibles. Mais l’abus de scénarisation fait en sorte que les intéressés ne se reconnaissent plus dans le sujet diffusé et crient à la manipulation. La faute à qui ? Ce n’est nullement la qualité des journalistes qui est en cause. Pas plus que l’orientation idéologique de la RTBF – qui ne peut certainement pas être accusée de s’inspirer de ‘Goebbels’. Non, en l’occurrence, le problème est généré par le concept même de l’émission qui fait peser sur le journaliste-investigateur une forte pression : toute investigation doit mener à une dénonciation. Ceci, tant pour des raisons d’audimat que sur fond d’un vieux présupposé soixante-huitard qui fait partie de l’héritage de ‘Qalu’: là où il y a une forme de pouvoir, il y a forcément une bonne dose d’abus.
Cela pourrait un jour se retourner contre ‘Qalu’. En tant que porte-parole de l’épiscopat, j’ai toujours défendu la thèse qu’il fallait malgré tout participer à l’émission. Que la politique de la « chaise vide » était contre-productive et peu citoyenne. Plusieurs responsables catholiques – nullement intégristes et parmi lesquels se comptaient des personnes issues du monde des médias – conseillaient cependant le contraire: refuser la collaboration. Ce n’est pas anodin. Quand la méfiance face au journalisme d’investigation devient la règle, il y a des questions à se poser. Peut-être ‘Qalu’ a-t-il fait son temps et est-il utile de songer à renouveler la formule ? Il existe une émission d’investigation à l’opposé de ‘Qalu’ qui passe depuis peu sur France 2. Cela s’appelle « Dans les yeux d’Olivier ». Au lieu de chercher à dénoncer, elle donne à des témoins de raconter. Je l’ai déjà regardée quelques fois. Je trouve que cette formule permet parfois de faire éclater des vérités trop méconnues avec une incroyable fraicheur et puissance. Peut-être s’agit-il là d’une piste d’avenir à explorer pour la RTBF. Je ne lui suggère pas de reprendre la formule telle qu’elle, mais de développer un journalisme d’investigation davantage axé sur l’écoute de témoins qui se « dévoilent ». Ainsi, permettre à une équipe de suivre sans « scénarisation excessive » (ni concept ‘Qalu’, ni style ‘Strip-Tease’) le quotidien d’une jeune salafiste, serait d’un grand intérêt. Je rappelle, en effet, que quand la RTBF dénonce ce que certains médias en Flandre lui font dire – à tort – elle ne fait qu’énoncer un principe important: un excès de scénarisation tue l’information.