2010 – annus horribilis pour l’Eglise de Belgique ? Indéniablement. Ou alors annus mirabilis, comme l’exprime Mgr Léonard (Humo, 18 janvier)? Tout autant. La démission de l’ancien évêque de Bruges fut l’électrochoc qui permit de prendre conscience de l’ampleur des abus sexuels commis, à une époque pas si éloignée, par des membres du clergé. Une mémoire ancienne se réveilla chez nombre de victimes et – par ricochet – auprès des responsables politiques, judiciaires et ecclésiaux. Ceci enclencha un exercice de vérité douloureux, mais libérateur.
Pareil exercice est loin d’être achevé. Pour contribuer au débat et au terme de plus de six mois de relative discrétion médiatique, je reviens à mon tour – quelques jours avant la fête de Pâques – sur le dossier « abus sexuel » par trois considérations. La première traite de vérités refoulées, la deuxième se penche sur notre culture du zapping et la troisième annoncé l’avènement d’une identité catholique pacifiée. Qu’il soit bien clair que je m’exprime ici à titre personnel. Ceci est d’autant plus vrai que je suis déchargé de tous mandats au service de la conférence épiscopale. Evidemment, ceci n’empêche que je reste un témoin engagé et même impliqué. Mais si tous ceux qui se sentent impliqués par le drame des abus sexuels doivent se taire, plus personne ne s’exprimerait.
Actualités : Commission parlementaire et sanction vaticane
Mon propos ne se veut pas avant tout une réaction à l’actualité récente. Je commente néanmoins rapidement celle-ci, afin de ne pas être soupçonné de vouloir esquiver les questions chaudes du moment :
J’ai lu le rapport de la Commission Parlementaire « abus sexuels » et je l’ai trouvé bien documenté et nuancé dans ses conclusions. Je salue donc le travail de nos élus. Ceci étant dit, je reste avec un regret et une interrogation.
Le regret : Je regrette que tous les évêques furent auditionnés par la Commission à quelques jours de la fête de Noël. Sans doute était-ce un hasard de calendrier, mais celui-ci fut symboliquement malheureux. Mettre l’Eglise sur la sellette dans le cadre de la protection de l’enfance à quelques jours de Noël, c’est un peu comme auditionner un parti de gauche pour de graves délits contre le droit des travailleurs à quelques jours du 1er mai. Cela fait doublement et inutilement mal.
L’interrogation : Je m’interroge sur le sens et la portée exacte de la recommandation n°4 de la Commission parlementaire: « La commission spéciale recommande donc, à l’avenir, de ne pas recourir à des documents qui, quel que soit l’intitulé qu’on leur donne, pourraient apparaître comme des accords passés avec des personnes de droit privé auxquelles seraient déléguées des missions essentielles, concernant l’exercice de l’action publique et l’opportunité des poursuites, que la Constitution et la loi réservent au ministère public ». Je ne vois pas bien comment pareille recommandation pourrait s’appliquer dans le monde de l’assistance psychologique et sociale, qui passe sans cesse ce genre d’accords – écrits ou tacites – avec le monde judiciaire. En effet, ces professionnels de la santé et du bien-être doivent connaître les critères qui séparent le traitement en interne du dépôt de plainte. Ici, je pense que la Commission parlementaire adopte un point de vue trop tranché, qui tranche singulièrement avec la proposition par ailleurs faite à l’Eglise de consentir à la création d’un tribunal arbitral. Ce faisant, la Commission ne propose-t-elle pas aussi quelque part « un accord passé avec des personnes de droit privé auxquelles seraient déléguées des missions essentielles, concernant l’exercice de l’action publique et l’opportunité des poursuites, que la Constitution et la loi réservent au ministère public » ?
Ce regret et cette interrogation étant énoncés, je réitère mon appréciation du travail en profondeur fait par les élus du peuple.
Par ailleurs – et comme beaucoup d’observateurs – j’ai été surpris par la sanction que le Vatican a infligée à l’ancien évêque de Bruges. Beaucoup en ont conclu que ceci était bien la preuve que le Vatican restait sourd à la colère populaire. Il est vrai que si le rôle d’une sanction est de punir symboliquement l’auteur d’un scandale, il aurait fallu trouver autre chose que cette forme d’exil sous surveillance. Mais si le rôle d’une sanction est d’être adaptée pour ramener celui qui a gravement chuté dans le droit chemin (en droit canon, on parle de « peine médicinale »), je fais confiance à l’enquête du Vatican et à ses conclusions. La question ici posée n’est donc pas de savoir si le Vatican protège ou non l’ancien évêque de Bruges. En acceptant le vendredi 23 avril 2010 – alors qu’ils n’étaient informés que depuis trois jours – et pourtant, sans l’ombre d’une hésitation, la démission de l’ancien prélat, le Vatican a fait la preuve de sa volonté de transparence. Non, la question ici posée, est de savoir s’il fallait appliquer une peine médicinale ou une sanction disciplinaire exemplaire, car symbolique. Je n’ai pas d’avis tranché sur la question, car je trouve que la mise au ban par la société belge de l’ancien évêque, est déjà en soi une puissante sanction symbolique. (*Nous apprenons par ailleurs que sa punition n’est pas encore définitivement fixée).
Mon point de vue sur l’actualité étant précisé, je propose maintenant au lecteur de quitter mentalement les derniers développements, pour prendre un peu de recul et même – osons le mot – de hauteur. Les trois réflexions qui suivent ne se prétendent pas infaillibles, mais Dieu sait que j’ai y beaucoup réfléchi avant de les écrire :
1. Vérités refoulées
Tout le monde en convient : L’actuelle prise de conscience se doit d’être davantage que l’enterrement symbolique de notre passé catholique. Elle doit chercher à trouver des solutions structurelles permettant de mieux protéger l’intégrité sexuelle des mineurs. Pour ce faire, il s’agit d’ouvrir toute la boîte, afin d’en faire sortir nombre de vérités encore trop refoulées. Sans pour autant relancer une chasse aux sorcières. Simplement pour parvenir à un surcroît de lucidité. En écrivant cela, je ne cherche nullement à minimiser le scandale que représente les abus sexuels commis par des membres du clergé. Si une réalité sur cette terre aurait dû dénoncer l’ancienne culture du silence entourant les abus sur mineurs, c’est bien l’Eglise catholique qui se fonde sur la parole du Christ et dont le core business a toujours été la défense des petits et des faibles. La pédophilie a non seulement brisé des vies, elle a également souillé la relation de confiance qui reliait le prêtre à l’enfant. Et cela n’est pas anodin. Les enfants se trouvent au centre de l’Evangile. Depuis toujours, les adolescents désertent le chœur des sanctuaires avec les premiers émois de la puberté. Mais jamais les enfants ne se sont méfiés du sacré. Souvent, ils sont les premiers catéchistes de leurs parents avec leurs questions ingénues. Laisser le soupçon s’installer entre le berger et les agneaux fut une chose inouïe et terrible. Je ne puis donc que faire mienne la demande de pardon de nos évêques, exprimée dans leur lettre pastorale du 19 mai dernier : « Des abuseurs ont reçu une nouvelle chance, tandis que des victimes portaient en leur chair des blessures qui ne se cicatrisaient pas ou peu. A toutes les victimes d’abus sexuels nous demandons pardon, tant pour l’agression que pour le traitement inadéquat de celle-ci. (…) Nous remercions les victimes qui trouvent le courage de briser le mur du silence en racontant ce qui leur est arrivé. Nous espérons que leur parole contribue à ce qu’elles obtiennent la reconnaissance et la guérison auxquelles elles aspirent. En s’exprimant, elles rendent en outre possible un chemin de purification et de conversion au sein de l’Eglise ».
Ceci étant rappelé, notre société prompte à pointer du doigt les manquements bien réels de la hiérarchie catholique, semble ne pas encore pleinement affronter ses propres ambiguïtés. Je parle du flottement généralisé par rapport à la pédophilie quelque part entre 1960 et 1990. Exemple vécu : Le 12 septembre 1975, je n’avais pas encore 12 ans lorsque, assis devant ma télévision, je vis – éberlué – un écrivain en vue présenter dans l’émission littéraire Apostrophes, son livre « les moins de 16 ans ». L’ouvrage évoquait le plus naturellement du monde les aventures sexuelles de l’auteur avec des mineurs (une vidéo de l’émission circule encore sur internet). Ce n’était un dérapage isolé. « L’aventure pédophilique vient révéler quelle insupportable confiscation d’être et de sens pratiquent, à l’égard de l’enfant, les rôles contraints et les pouvoirs conjurés », écrivait un philosophe en vue le 9 juin 1978 dans le quotidien français Libération. En 1966, un livre pédophile reçoit dans notre pays le prix « Ark » de la parole libre. En 1973 un livre du même acabit est récompensé en France par le prix Médicis. Retour en Flandre, avec le musical « Snoepjes », une défense des adultes ayant des relations sexuelles consentantes avec des mineurs. Bref, il était à l’époque socialement acceptable de se faire l’avocat de la « libération sexuelle des mineurs ». Notre société doit oser évoquer lucidement ces années de flottement, où un adulte pouvait impunément se vanter d’être pédophile. Vérités refoulées…
Mais ce n’est pas tout. Comment se fait-il qu’en cinq années d’études en théologie, la morale sexuelle n’ait pas occupé plus de cinq pour cent de mon temps, alors que durant mon mandat de porte-parole des évêques, elle mobilisa plus de quatre-vingt pour cent de mes énergies ? La faute exclusive au discours exigeant et à contre-courant de l’Eglise? Ou également pour partie le symptôme que l’Occident vit un rapport à la sexualité plus problématique qu’il n’ose se l’avouer ? Vérités refoulées… Les années de libération sexuelle eurent parmi leurs inspirateurs la pensée « rousseauiste » du psychanalyste Wilhelm Reich : la sexualité de l’homme serait naturellement harmonieuse et pacifique ; seule la répression morale de la société aliénerait et rendrait les comportements pathologiques. Un demi-siècle de libérations – parfois, mais non systématiquement, bienvenues – plus tard, la sexualité occidentale n’est pas plus pacifiée. Bien au contraire. Le nombre de délinquants sexuels peuplant nos prisons est impressionnant. Et, à en croire le professeur en psychologie clinique de Gand, Paul Verhaeghe, notre société de consommation n’améliore pas les choses (Het Laatste Nieuws 15 janvier) : « Le sexe, l’amour, le désir, ce sont tous devenus des produits qui sont mis sur le marché. Il nous les faut – et tout de suite – toujours plus, toujours plus « hard » et ainsi de suite. Un effet collatéral de notre société néolibérale est qu’elle a délité les liens sociaux. Il n’y a pas que la famille classique qui a disparu, mais bien d’autres formes de socialisation sont mises en danger. L’individu est roi et sa jouissance centrale ». En lisant cela, un drame humain me revient à l’esprit. Celui de cette mère célibataire qui me confia que son enfant de moins de dix ans avait été abusé, plusieurs années durant, par un voisin adolescent. Telle est la réalité : Porteuse de tant de beauté, la sexualité n’en reste pas moins une matière hautement explosive. Parce qu’ils sont faibles, les mineurs d’âges en sont souvent la proie. Pour mieux les protéger, la prise de conscience que la pédophilie ne peut être justifiée, ne doit pas se limiter à l’Eglise. C’est la vérité sur notre sexualité que chacun de nous doit apprendre à regarder droit dans les yeux.
2. Culture du zapping
Si la mémoire ancienne de nos contemporains a été réactivée par la démission de l’évêque de Bruges, je n’en dirai pas autant de leur mémoire récente. Sous l’effet de la culture du zapping, de nombreux acteurs sociaux réagissent à l’actualité du jour, sans trop essayer de la mettre en perspective avec ce qui se passa quelques semaines plus tôt. En entendant ces derniers mois nombre d’observateurs regretter que les évêques ne proposent aucune forme concrète d’indemnisation des victimes, je constate en effet que nous vivons dans une société à la mémoire courte. Lorsque les premières affaires d’abus sexuels au sein du clergé ont éclaté à la suite de l’affaire Dutroux, la pression populaire enjoignait les évêques à prendre le problème à bras le corps. C’est ainsi que fut créé le point de contact en 1997. Et comme ce point de contact fut jugé insuffisant, la Commission interdiocésaine vit le jour. L’instrument n’était sans doute pas parfait (personnellement, plutôt que de créer une instance nouvelle, j’aurais fait appel aux tribunaux canoniques déjà existants), mais il permettait aux évêques et responsables religieux de pouvoir se reposer sur un organe compétent qui instruise les dossiers de façon indépendante et les conseille adéquatement sur le suivi à y donner. Jamais cette initiative ne fut conçue comme une concurrence à la justice. Elle se voulait complémentaire, afin d’aider là où les tribunaux s’avéraient impuissants, soit parce que des victimes ne voulaient pas ester en justice, soit et surtout – parce que le délai de prescription les en empêchait. Bien que la mise sur pied de cette Commission n’était qu’une application du droit constitutionnel de l’Eglise catholique à librement organiser sa discipline interne, des voix commencèrent à s’indigner contre cette « justice privée », ce « tribunal parallèle », cette « manœuvre de détournement et d’étouffement ». Mémoire courte – culture du zapping – car ce furent souvent les mêmes voix qui, un peu plus tôt, réclamaient à corps et à cris une initiative ecclésiale.
Quand le choc de la démission de l’évêque de Bruges, suivi de l’appel de l’archevêque aux victimes, fit en sorte que les plaintes affluèrent vers la Commission, celle-ci voulut s’assurer que son champ d’action ne fasse pas concurrence à la souveraineté du pouvoir judiciaire. D’où cette note méthodologique – connue sous le nom de « protocole » – qui précisait le mode de travail à suivre par la Commission Adriaenssens dans ses rapports avec les parquets. Ce qui était supposé déminer les problèmes et n’entachait en rien la souveraineté de la justice, ne fit qu’accroître les suspicions et critiques : « Voilà que la puissance publique bénit ce tribunal de caste ! » entendit-on s’indigner. Survint alors l’opération « Calice » et les perquisitions dans les locaux de la Commission Adriaenssens, dont les enquêteurs emportèrent tous les dossiers. Foudroyée en plein vol par cet acte de défiance publique, la Commission prit la seule décision possible : démissionner. Quand son président publia néanmoins un rapport d’activité, ce furent souvent les mêmes voix que l’on entendait un peu plus tôt railler l’indépendance de ses travaux, qui se drapèrent désormais dans ses conclusions pour s’indigner de plus belle contre l’Eglise. Rares furent ceux qui saluèrent le courage des évêques, qui avaient osé mettre sur pied un instrument capable de pareille opération vérité. Mémoire courte, ici encore, culture du zapping.
Le sabordage de la Commission laissa les évêques une nouvelle fois démunis face aux plaintes judiciairement prescrites. Aujourd’hui, ils en sont momentanément réduits à conseiller à ces victimes de s’adresser à des centres publics d’aide sociale pour l’écoute, ou encore d’introduire une action judiciaire au civil ou devant un tribunal canonique. Vint encore la suggestion de création d’un fonds commun de solidarité. Et ces mêmes voix qui applaudirent la mise à mort de la Commission Adriaenssens – commission qui à juste titre n’avait pas fait du dédommagement pécuniaire sa priorité, mais ne l’excluait nullement là où cela s’avérait nécessaire – de s’indigner de ce que les évêques ne proposent pas, dès maintenant, des mesures plus concrètes. Mémoire courte, toujours, culture du zapping encore. Certains objecteront que les évêques ne sont pas ce qu’on appelle d’exemplaires « managers de crise » : le 13 septembre ils annonçaient une nouvelle initiative et quelques mois plus tard, ils en sont toujours au stade de la réflexion. Ce n’est pas faux. Mais il n’est pas demandé à un évêque d’être manager. Bien d’être pasteur. La Commission Adriaenssens avait justement été créée par ces pasteurs pour les aider à aborder le scandale de la pédophilie de façon plus professionnelle. Initiative qui fut donc brutalement torpillée par les perquisitions, parce que – comme l’écrit Yves Desmet (De Morgen 4 janvier) : « Quelque soit la noblesse de ses intentions, la Commission travaillait au nom de l’Eglise et ne pouvait donc – d’après les enquêteurs – être indépendante ». Méfiance de principe. Un parti-pris qui – quand il se généralise – signe la faillite de toute société démocratique multi-convictionnelle. Heureusement, la Commission parlementaire reconnut – elle – l’indépendance de la Commission Adriaenssens : « Le rapport de cette commission, paru le 10 septembre 2010, a profondément touché notre pays, et fut à l’origine de la commission spéciale de la Chambre: en tout le rapport fait état de 327 plaintes de victimes masculines de 161 plaintes de victimes féminines ». (rapport Commission parlementaire p.100) Oui, je trouve donc qu’ils sont rares ceux qui s’interrogent sur les effets néfastes de cette perquisition dans les locaux de la Commission Adriaenssens. Perquisition fatale et aujourd’hui déclarée illégale. Mémoire courte, culture du zapping….
3. Identité pacifiée
Penser que l’Eglise catholique sortira indemne de l’actuelle tourmente est se faire illusion. Dans les colonnes du Soir du 8 janvier, un éminent professeur et philosophe – nullement rabique – déclarait rêver d’une Belgique tournant le dos aux religions et donc aussi à l’Eglise catholique « empêtrée dans de vilaines affaires de pédophilie ». Je ne partage bien évidemment pas ce rêve et le trouve même teinté d’ingratitude, car il efface d’un trait tous les apports du catholicisme à la société belge. Il n’est cependant pas inscrit dans les astres que le catholicisme se maintiendra in saecula saeculorum dans notre pays. Qu’il me soit cependant permis d’émettre une prophétie différente : Je pense que l’année 2010 restera gravée dans les livres d’histoire comme une date importante dans la métamorphose de l’Eglise de Belgique – évolution enclenchée en 1968. Je m’explique : De 1830 à 1968, à peu près tout le monde dans ce pays appartenait au moins formellement à l’ « Eglise » (99% de baptêmes en 1830 – encore 93% en 1968) et nulle part ailleurs n’avait-on un pilier institutionnel catholique aussi important et florissant. Cet état des choses explique le rôle prépondérant que notre petit pays joua lors du Concile Vatican II (1962-1965). L’Eglise catholique de Belgique était alors au sommet de sa puissance.
L’année 1968 marque le début d’un déclin. Cette année-là, le splitsing de l’Université Catholique de Louvain laisse un épiscopat meurtri et divisé, mai ’68 révèle une jeunesse frondeuse et l’encyclique humanae vitae – de par son évaluation négative de toute contraception artificielle – porte le débat jusque dans le lit conjugal. Tout ceci commença à éroder le quasi-monopole moral que l’Eglise exerçait jusque là sur les consciences. La contestation n’était plus l’apanage des seuls « mécréants » ; elle venait de ses propres rangs. Nombre de fidèles se mirent à adopter des comportements décalés par rapport à la doctrine officielle. La pratique dominicale régulière devint l’exception, le recours à la pilule contraceptive se fit généralisé et les confessionnaux furent recyclés en armoires à balais. Ceci engendra chez le commun une identité catholique – non plus soumise – mais conflictuelle. Aujourd’hui encore, quand le Belge moyen dit « je suis catholique », il se sent généralement obligé d’y ajouter, comme pour s’excuser ou se dédouaner : « mais… ».
Plus d’un demi-siècle après 1968, soit deux générations plus tard, cette évolution sociale est parachevée. L’Eglise catholique de Belgique a perdu son emprise sur les âmes. Mis à part quelques anciens combattants du laïcisme, il n’y a plus grand monde qui la considère encore comme une « puissance » sociale. Tout au plus comme un parasite suranné qui coûte trop cher à la société. En 2010, la démission de l’ancien évêque de Bruges a fait en sorte que l’institution est définitivement tombée de son piédestal. Plus personne ne fonde son identité catholique sur le comportement « exemplaire » de ses chefs. Si le scandale de Bruges a une vertu pédagogique, c’est bien celui d’illustrer avec éclat que prêtres et évêques restent des pécheurs et que d’aucuns peuvent même commettre l’innommable. Dans leur lettre pastorale du 19 mai dernier, les évêques reconnurent même que ce piédestal avait pu faciliter les abus sexuels : « Nous ne voulons pas ignorer, non plus, que la racine de ces abus ne se réduit pas à des individus problématiques. La question des abus dans l’Eglise touche également au mode d’exercice de l’autorité ».
Que reste-t-il donc à l’Eglise catholique de Belgique en 2011 ? L’Essentiel. La personne du Christ, la puissance de son Esprit et la beauté d’une vie inspirée de l’Evangile. C’est ici que la théologie du « peuple de Dieu » – la grande intuition du Concile Vatican II – retrouve une seconde jeunesse. Trop souvent, cette intuition fut interprétée de façon politique et cléricale : Vatican II aurait accordé aux laïcs leur part du « pouvoir » dans l’Eglise et une voix au chapitre quant aux décisions éthiques. C’est donc les questions de partage du pouvoir et la mise en cause de sa morale qui alimentent le débat ecclésial depuis des décennies : ordination d’hommes mariés, place de la femme dans la hiérarchie, contraception, etc. Je ne dis pas que ces questions sont sans importances. Je rappelle simplement qu’elles ne peuvent nous distraire de l’essentiel : La théologie du peuple de Dieu invite à ne pas diviser l’Eglise entre une superstructure-actrice et une base-consommatrice. Elle rappelle que tous les baptisés – du plus humble au Pontife romain – sont appelés à rencontrer spirituellement le Christ et à vivre de son Esprit.
Concrètement ? Il y plus de vingt ans – alors que j’étais encore jeune et séminariste – je fus un beau dimanche matin tiré de mon sommeil par deux braves dames qui sonnaient à la porte de la maison paternelle. Des témoins de Jéhovah. Pour entamer la conversation, alors que je leur ouvrais la porte revêtu d’un peignoir, elles me dirent : « Nous croyons qu’un jour le loup marchera avec l’agneau ». Dans un demi-sommeil comateux, je répondis : « Ca, c’est le livre d’Isaïe ». Stupeur des mes deux apôtres face à ce jeune gars mal rasé leur citant la Bible. Leur réaction fut : « Ah, vous êtes protestant ? » Tout était dit. Pour ces ex-paroissiennes, un jeune qui connaît l’Ecriture ne pouvait pas être catholique. Ici, se situe le défi à relever : permettre à tous les baptisés de rencontrer le Christ par l’annonce de sa parole, par l’apprentissage de la prière et par la découverte de la vie évangélique. En disant cela, je ne plaide pas pour le repli sur une petite Eglise de « purs ». Bien au contraire, je pense que le catholicisme continuera à inspirer une partie de la population belge, parmi laquelle il y aura – fort heureusement – quelques fidèles zélés et convaincus, mais aussi des non-pratiquants, des divorcés-remariés, des homosexuels, des hommes de gauche et de droite, des bons et des mauvais larrons, …. Qu’y aura-t-il de commun entre toutes ces personnes ? Non pas d’abord le fait d’aller ou non à la Messe ou un mode de conduite morale. Mais par-dessus tout, la référence au Christ et à son Evangile. Face à une Eglise qui ne sera plus perçue comme force d’imposition, mais bien comme foyer de proposition, leur identité spirituelle ne sera plus conflictuelle. Ce sera une identité pacifiée. Dans une récente interview, Mgr Léonard avait dit que 2010 n’était pas tant pour lui une annus horribilis qu’une annus mirabilis (Humo, 18 janvier). D’ici quelques années, peut-être se rendra-t-on compte qu’il avait raison. Car nombre de nos compatriotes pourront alors dire « je suis catholique », sans devoir y adjoindre un « mais… ».