Un intéressant dossier est à lire en pp.6&7 du quotidien bruxellois « le Soir » de ce lundi 19 septembre, sous la plume de Ricardo Gutierrez. Il commente une thèse de doctorat de l’ULB, qui démontre que – parmi les jeunes musulmans de Bruxelles – ont le vent en poupe les prédicateurs Néosalafistes (tendance saoudienne : interprétation littérale du Coran) et Fréristes (les frères musulmans prônent une citoyenneté moderne fondée sur l’islam, mais avec une lecture interprétative du Coran), ainsi que les féministes musulmanes.
Mon commentaire est double :
- Le croyant que je suis, ne peut que comprendre et approuver que des jeunes cherchent à donner un sens à leur vie, à partir de sa dimension spirituelle. Cela vaut tout de même mieux – et est autrement plus durable – que de baser toute son existence sur le cours de la bourse.
- Sans dramatiser – car la jeunesse est souvent excessive dans sa recherche de repères identitaires – le démocrate que je suis, invite nos élus politiques – surtout ceux qui sont de souches musulmanes – à la vigilance et à l’éducation de la jeunesse. A cet égard, je rappelle mon propos, tenu le samedi 13 novembre 2010, au cours d’un colloque qui se tint à l’ULB. Je le résume comme suit : en démocratie, il y a une « ligne rouge » à ne pas dépasser et cette frontière doit être clairement établie dans tous les esprits. Le texte de mon intervention se trouve ci-dessous et est repris dans mon récent ouvrage : « Credo politique » (éditions Fidélité/Avant-Propos) :
Islam et démocratie : un regard de théologien à partir de l’expérience catholique.
Angle d’approche
« Le jour où l’Islam sera majoritaire, appliquera-t-on la Sharia dans les rues de Bruxelles ? » C’est la question qui fâche. Combien de fois ne l’ai-je pas entendue dans la bouche de concitoyens inquiets, qui n’étaient nullement islamophobes. A tort ou à raison, l’Islam apparaît à de nombreux observateurs comme une pensée globalisante – une pensée qui s’adapte à la modernité et à l’économie de marché, mais qui ne serait pas soluble dans le pluralisme. L’Islam serait une religion dont le projet intrinsèque serait politique : l’aboutissement de la foi musulmane serait l’établissement d’une société régie selon les principes coraniques. « Tu verras », me disent ces voix, « tant qu’ils sont minoritaires, les musulmans se plient à notre tradition politique, mais le jour où ils deviendront majoritaires, les non-musulmans seront réduits en dhimmitude ».
Je souhaite ici étudier succinctement cet enjeu du point de vue théologique. La question que je pose est : Quels critères théologiques rendent possible qu’une religion adopte la démocratie comme projet politique – un projet qui inclut pleinement la notion de liberté religieuse? Je ne m’occuperai donc pas ici des critères sociopolitiques permettant l’intégration d’une population immigrée : accès à l’éducation et émergence d’une classe moyenne, etc. Je ne parlerai pas, non plus, de la question des « accommodements raisonnables » qu’une société doit ou non faire pour faciliter l’intégration des adeptes d’une religion. Je ne traiterai pas plus de la difficulté psychologique avec laquelle est confronté celui qui possède une double racine nationale : le fils d’un immigré originaire de Rabat se sentira-t-il plus Belge ou Marocain ? Je rappelle simplement que le dilemme de la double racine n’est pas propre à nos concitoyens musulmans. Je connais dans ma bonne ville de Liège des petits-fils d’immigrants italiens qui, quand la Belgique rencontré l’Italie dans un match de foot, ne se privent pas de crier dans les rues de la cité ardente : « Viva Azzuri ! » La question du sentiment de double appartenance nationale n’est donc pas avant tout liée à la religion. Enfin, mon propos ne traite pas davantage de la légitime influence exercée par une population dominante sur la société. Ainsi en 1830, 98% de la population belge était catholique. Le poids du catholicisme était donc tout naturellement important dans le pays, mais jamais celui-ci ne devint religion d’état. Dans un même ordre d’idée, si en 2030 les croyants de religion musulmane forment une majorité à Bruxelles, il serait naturel que ceci influe la vie de la capitale. A condition toutefois que cela ne fasse pas du Coran la nouvelle constitution de la région bruxelloise.
Evolution catholique
« Charité bien ordonnée commence par soi-même »… Pour illustrer mon propos, je voudrais partir du Catholicisme. En un siècle le regard que la religion à laquelle j’appartiens a posé sur le pluralisme politique a fondamentalement évolué.
En 1864, le pape Pie IX énumère encore dans un texte officiel – nommé « le Syllabus » – 80 erreurs de notre temps. Il y condamne une série de contre-vérités concernant notamment la démocratie, la liberté de religion, la séparation de l’Église et de l’État, le rationalisme, le socialisme etc. Ainsi trouve-t-on dans le syllabus parmi les propositions condamnées, la thèse suivante : « A notre époque, il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes. Aussi c’est avec raison que, dans quelques pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers » (propositions 77-78).
Le raisonnement sous-jacent au Syllabus était encore le suivant : la religion chrétienne est porteuse de vérité. Or, il est dans l’intérêt de tous les hommes de découvrir la vérité. Donc, dans un état dont la population est à majorité catholique, seul le catholicisme doit être promu par les instances publiques et recevoir en conséquence le statut de religion d’état. Les autres religions ou convictions politiques seront tolérées, à condition de ne pas chercher à se propager. Même si la portée de ce texte fut fort adoucie par l’interprétation qu’en firent la plupart des évêques de par le monde qui trouvaient déjà à l’époque son contenu dépassé, la position que le Syllabus défend était à peu près celle qu’on retrouve aujourd’hui dans un régime islamique. Ici aussi, le point de vue défendu est que le Coran révèle à l’homme sa vérité la plus profonde et que – dans une société à dominante musulmane – la Sharia doit donc s’appliquer. Les autres religions sont tolérées à condition de ne pas être prosélyte.
En 1965, soit un siècle et un an plus tard, le pape Paul VI promulgue la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse. Fruit d’une lente évolution de la pensée théologique « Dignitatis humanae » défend une position bien différente en matière de pluralisme politique : « Ce Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement réel dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même. Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil ». (Dignitatis humanae n°2)
Qu’est-ce qui a permis l’évolution qui donne à l’Eglise catholique de décréter aujourd’hui que la liberté religieuse et le pluralisme politique sont non seulement légitimes, mais en plus nécessaires ? Il s’agit d’une prise de conscience « théologique » que 14 siècles de religion d’état avaient fait perdre de vue : le fait qu’une vérité spirituelle ne peut jamais s’imposer par la contrainte. Il est normal et naturel que pour un croyant la religion se veuille la principale boussole de son existence. Cependant, il s’agit également de rappeler que cette boussole perd le nord dès qu’elle s’exerce sous la contrainte. La laïcité politique, ou séparation entre religions et Etat, trouve ici sa justification théologique: dans l’espace public chaque citoyen doit jouir d’une totale liberté de conscience, afin de pouvoir authentiquement chercher la vérité spirituelle qui donnera sens à sa vie. Toute alliance entre le sabre et le goupillon, non seulement dévoie la politique mais, en outre, pervertit la religion.
Religions et libre-examen dans l’espace public
Cela revient-il à dire que dans un état de droit les convictions religieuses sont à reléguer dans le domaine de la vie privée ? Je me suis toujours opposé à cette façon de voir, car elle me semble philosophiquement erronée. Il est au contraire normal et sain que les convictions profondes d’un homme influent sur sa vie de citoyen et son engagement politique. Personne ne songe à demander à un libre-exaministe de ne pas appliquer le libre-examen dans son action politique. De même, il serait vain de demander à un catholique de ne pas faire de la politique en catholique, ou à un musulman à ne pas faire de la politique en musulman. Une démocratie saine ne se construit pas sur le gris de l’absence de convictions philosophiques, mais sur un patchwork de couleurs convictionelles différentes.
Les religions et convictions n’appartiennent pas au domaine du privé, mais à celui de l’intériorité : C’est par un acte de foi porté par une expérience religieuse qu’un homme se reconnaît chrétien ou musulman. Cela fait partie de son intériorité. De même, c’est par une foi en la raison qui se suffit à elle-même, porté par une conviction philosophique, que l’on devient libre-exaministe. Cela aussi, fait partie de l’intériorité. Au nom de la liberté religieuse, tout homme a droit au libre choix de son intériorité. Pareil choix repose sur une expérience « intérieure » – expérience dès lors toujours quelque peu incommunicable. En effet, personne ne peut prouver pourquoi il croit en Dieu ou pourquoi il n’y croit pas.
La démarche spirituelle diffère de celle qui prévaut dans l’espace public ou cohabitent des citoyens de toutes convictions. « L’homme est un animal politique », enseignait Aristote, « parce que l’homme est un animal qui parle ». La vie politique se fonde sur le langage, qui implique l’échange de communication. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le cœur de la démocratie s’appelle un « parlement ». Or, se parler n’est possible que si l’on possède un langage commun. Comme les convictions religieuses et philosophiques sont de l’ordre de l’intériorité – et donc du domaine de ce qui toujours quelque part incommunicable – celles-ci ne peuvent servir de langage commun pour fonder une société laïque. L’apport majeur des Lumières à notre civilisation est d’avoir rappelé que le seul langage capable de fonder une démocratie, est le langage de la raison. Non pas la raison procédurale, qui se borne de constater que les formes ont été respectées dans la prise de décision, mais la raison intelligente qui cherche à comprendre ce que l’autre me dit afin de lui répondre. Sa grammaire logique et sa visée critique font en sorte que seul ce type de raison permet à des personnes de convictions différentes d’écouter l’autre sans a priori en vue d’arriver avec lui à prendre une décision politique commune en vue du bien de la cité.
Voilà pourquoi en démocratie – même si tous les citoyens partagent la même conviction religieuse – aucune révélation ne peut servir de « base constitutionnelle » à l’Etat. En effet, dans ce cas-là il y aurait deux catégories de citoyens : ceux qui adhèrent à la religion officielle et qui seraient citoyens à part entière et ceux qui n’y adhèrent pas et qui deviendraient, de par ce fait, des citoyens de seconde catégorie. Autrement dit, même si demain Bruxelles devient à 99% catholique ou musulmane, il n’y aurait de démocratie véritable que si le pourcent de non-catholiques ou de non-musulmans jouit des mêmes droits politiques que tous les autres citoyens. L’enjeu se vérifie dans des questions bien concrètes qui ont trait à la liberté religieuse : le droit de sortie et le droit de faire entrer. Dans un état de droit, chaque citoyen doit pouvoir apostasier sa foi sans être inquiété politiquement et doit être en droit de – non seulement célébrer publiquement sa religion – mais également de pratiquer un prosélytisme paisible visant à faire de nouveaux adeptes.
Islam et démocratie
Une prise de conscience théologique permit à l’Eglise catholique de se réconcilier avec la laïcité politique au cours des XIXe et XXe siècles, au point d’en devenir aujourd’hui un fervent avocat. Il s’agit de savoir où la théologie musulmane se situe sur ce chemin. La question se pose avec une acuité particulière à l’heure où, après l’échec de la mouvance nationaliste et socialisante qui avait dominé les nations arabes au cours de la guerre froide, un certain « réveil de l’Islam » prône une conception moderne mais globalisante de la religion. De plus, pour l’Islam les données du problème diffèrent en deux points par rapport au christianisme. Premièrement, la révélation divine n’y est pas concentrée dans une personne – comme le Christ pour les chrétiens – mais bien dans un écrit, le Coran. Secondement, là où le christianisme se veut une religion de la grâce – l’homme ne naît pas chrétien, mais le devient pas le baptême et la foi – l’Islam se présente davantage comme la religion naturelle de l’humanité : tout homme naît musulman, mais nombre d’entre eux perdent cet héritage par des conditionnements socio-historiques.
L’option est donc la suivante : Soit le théologien musulman considère que, puisque le Coran et les enseignements du Prophète présentent le projet de Dieu sur l’homme mais aussi sur la société, leurs prescrits se doivent d’être appliqués « en direct » à toute société où la foi musulmane est majoritaire. Dans ce cas, nous retrouvons une théologie comparable à celle du Syllabus de Pie IX, une théologie qui prêche l’alliance du sabre et du croissant. C’est ce que l’on nomme le courant islamiste. Soit le théologien musulman considère que le Coran – comme parole de Dieu – est la source première d’où découlent les principes éthiques dont vivent les croyants, mais que ceci ne dispense pas de respecter l’autonomie d’un espace politique laïque – un espace où domine la raison. Dans ce cas, l’Islam peut se marier avec la démocratie avec le même bonheur que le christianisme. Cette dernière option est défendue par des théologiens comme Fazlur Rhaman, qui écrivait : « Les prescrits du Coran ne peuvent être appliqués littéralement dans le contexte d’aujourd’hui, car ceci aurait pour effet de pervertir le but même du Coran ». (The Impact of Modernity on Islam, p.127, Journal of Islamic Studies, vol.5 n°2, Juin 1966, pp.112-118).
Le courant démocratique en Islam est-il aujourd’hui aussi minorisé que d’aucuns le prétendent ? Je ne suis pas assez expert pour répondre, mais je peux comprendre la difficulté : adopter le projet démocratique implique de revenir sur une longue tradition de pensée théologique fondée sur la religion d’état. Rompre avec pareille tradition doctrinale séculaire exige une profonde remise en question de l’Islam, comme ce fut le cas pour le Catholicisme au cours des XIXe et XXe siècles. La réalité du terrain démontre pourtant que la plupart de nos concitoyens de religion musulmane sont de paisibles démocrates. Dans un pays comme les Philippines, il existe même un parti politique nommé « les démocrates chrétiens et musulmans ». Pourquoi pas ? Je rappelle que deux questions servent de « test » pour vérifier la compatibilité démocratique d’une religion : l’apostasie et le prosélytisme. Un Islam démocratique enseignera haut et fort que, dans le Coran, aucun châtiment terrestre n’est envisagé contre ceux qui apostasient ou changent de religion, pas plus qu’envers les non-musulmans qui annoncent librement leur foi. Que les avertissements du Coran ne relèvent que du domaine spirituel et de la vie dans l’au-delà. Seul pareil enseignement rend la théologie musulmane compatible avec l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme sur la liberté religieuse : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Mieux encore, seule cette voie me semble concilier la démarche du croyant musulman avec le prescrit du verset 256 de la Sourate 2 (La vache, Al-Baqarah) : « Nulle contrainte en religion » !