La démocratie repose sur davantage que l’arithmétique électorale (la majorité décide). Elle implique un parti-pris de l’intelligence (« cela vaut la peine de débattre, car l’autre est – comme moi – un être raisonnable ») et de l’émotion (« ce n’est pas parce que nos avis divergent, que l’autre est de mauvaise foi). C’est cette dernière attitude de « bienveillance dans le débat » qui me semble le plus souvent faire défaut dans notre « émocratie ». Rien de tel pour convaincre dans les médias, que de charger d’émotions négatives mon contradicteur. En néerlandais, cela s‘appelle : « frapper sur le joueur et non sur le ballon ».
Les catholiques ont pratiqué cela, et le pratiquent sans doute encore, par rapport aux « mécréants laïques », mais le contraire est tout aussi vrai. Comme l’écrit Caroline Sägesser (« La fracture du monde laïque », revue « Politique ») : « les laïques (en Belgique) se sont trouvés longtemps dans la position moralement très confortable de l’« underdog » : la puissance de l’ennemi (catholique) donnait à la cause un surcroît de légitimité ; il ne fallait guère s’embarrasser de gants pour tenter de le frapper (dans un sens strictement figuré, bien entendu) ». Chacun conviendra que le rapport de force s’est, de nos jours plutôt équilibré, voire carrément inversé. Cela ne semble pas pour autant empêcher de continuer de cogner sec. Ainsi, pour répondre au jeune porte-parole de la Marche pour la Vie, le journal « le Soir » de ce jour (p.13) interviewe rien de moins que le professeur ULB Yvon Englert. Pour commencer, celui-ci pose correctement les termes du débat : « Il faut dire clairement qu’il est contraire à la vérité de dire que l’embryon est une personne et que l’avortement est un meurtre ». Personnellement, je n’utiliserai jamais le vocable « meurtre », voire « homicide » en matière d’avortement, mais de fait – la question consiste à savoir à partir de quel moment la société protège l’embryon humain et pourquoi. La joute amicale que j’ai eue à ce sujet avec mon ami, le professeur ULB Baudouin Decharneux (« Une cuillère d’eau bénite et un zeste de soufre », éditions EME) illustre que les avis sur la question peuvent diverger, à condition d’encore pouvoir en débattre… C’est ici que l’article du jour dérape. On ne joue plus « le ballon », mais on s’en prend aux intentions – forcément cachées – du joueur. Je cite le professeur Engler, parlant des « Marcheurs pour la Vie » : « Ces pro-vie sont en fait des anti-choix. Ces mouvements, que ce soit en France, aux Etats-Unis ou chez nous sont extrêmement intolérants et adoptent le modèle de la Légion du Christ ». Je ne connais pas la « légion du Christ » (fusion entre « la légion de Marie » et les « légionnaires du Christ » ?) et je peux admettre que l’intolérance se trouve parfois dans le camp des pro-vie, mais je n’ai rien vu, ni entendu, de tel au cours de la Marche pour la Vie. Je demande donc : « franchement, Professeur Engler, de quel côté se trouve l’intolérance ? » C’est un peu comme dans un débat sur l’immigration, où les uns se feraient traiter de « fachos » et les autres de « naïfs fossoyeurs de la société ». Ceci, plutôt que de reconnaître que le sujet met en jeu des valeurs respectables, mais contradictoires, et que la question est de savoir où l’on place le curseur. Eh bien dans le débat sur l’avortement, le fond de la question est également de savoir où la société place le curseur entre la dignité d’une vie humaine à naître, d’une part, et la volonté d’une femme de ne pas porter cette vie à terme, de l’autre. Et je repose la question : dans notre bonne démocratie, est-il encore permis d’en débattre ?
Charité bien ordonnée commençant par soi-même, je souhaite retourner l’argument en parlant de l’affaire « Piss Christ » et – par prolongation plus souriante – de la cathédrale de Hasselt. Ici, ce sont mes frères chrétiens qui prêtent les pires intentions à des artistes. De quoi s’agit-il ? Comme tant d’autres, j’ai été gêné par cette photo d’un Christ plongé dans un bocal d’urine. Je ne saisis pas ce que cela apporte, si ce n’est de la provocation. Je puis donc comprendre que des voix expriment – calmement – que cela les blesse. En démocratie, on a encore le droit de critiquer une œuvre d’art. Mais de là à utiliser la violence pour détruire cette photo, je dis « non » avec force. Je rappelle d’abord aux baptisés que les excréments humains qui blessent le plus la dignité du Christ, ne sont pas ceux d’un bocal d’urine, mais bien de notre péché. Et dans un pays aux prises avec l’abus sexuel sur mineurs, chacun comprendra où se trouve le vrai blasphème. Je signale ensuite que l’art est toujours une matière explosive, mais qu’une société qui essaie de censurer ses artistes au nom de la bienséance, ne fait que crier sa peur. Quant aux personnes qui critiquent le « Christ de Hasselt », elles le font de façon pacifique. Je ne puis donc que les trouver de « bonne foi » – c’est le cas de le dire. Mais je les invite tout de même à découvrir le Christ nu de l’église San Spirito à Florence (Michel Ange). Souhaitent-elles vraiment que, pour lui comme pour celui de Hasselt, on fasse à nouveau appel à un « braghettone », artiste-culottier romain du XVIè siècle qui fut chargé de couvrir le sexe des œuvres d’art du début de la Renaissance ?
Bonjour,
Merci pour vos articles que j’ai pris l’habitude de lire; j’apprécie votre avis.
Cependant, pourquoi ne pourrait on pas parler de la Légion du Christ? Bien que cela ne sois pas le nom « officiel » de la congrégation, ce nom est utilisé même sur le site des légionnaires du christ (http://www.legionduchrist.org/rubrique.php3?id_rubrique=1).
Merci d’avance,
Martin
Autant pour moi, alors. Merci de cette précision. Cependant, je ne vois toujours pas ce qu’ils viennent faire dans l’interview du professeur. Je ne pense pas qu’ils aient le monopole du mouvement pro-life.
Merci, mon cher Eric pour cette analyse pertinente. Elle fait du bien à lire. Je suis un homme de 47 ans, tout encore marqué de Vatican 2. Autant j’ai du mal à me retrouver dans certaines positions ou « non-positions » de l’église, autant je me retrouve avec justesse dans vos propos.
J’apprécie cet article nuancé.
Il est selon moi à être vigilants en tant que Chrétiens à un écueil très actuel : celui de la victimisation. Dans une dynamique « victime-bourreau », impossible de débattre sereinement. Je suis frappée comme cette posture « victimisante » devient depuis quelques mois/années la posture « habituelle » de nombreux catholiques dans les débats de société (plus particulièrement dans le rapport aux médias). Nous y perdons non seulement notre crédibilité, mais plus encore, nous délaissons par là l’enseignement même du Christ, qui ne me semble pas nous inviter à ce repli identitaire et « défensif ».
Cordialement