Zorro et la realpolitik

Dans sa chronique http://www.rtbf.be/info/chroniques/chronique_libye-une-guerre-ethique-rapide-aerienne?id=5811493#newsArticlePane, Edouard Delruelle, président adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme écrit : « Vendredi soir, lors du débat de la « Semaine de l’Info », j’avais exprimé mon scepticisme au sujet de cette intervention militaire ; mais j’avais le sentiment d’être en complet décalage avec l’enthousiasme unanime de notre Parlement, des éditorialistes, de l’opinion publique, qui semblaient tous approuver comme un seul homme cette intervention militaire en Libye. Bon, depuis que les opérations ont débuté, des voix commencent à se faire entendre pour s’interroger sur l’objectif réel de ces frappes aériennes. Objectif humanitaire : secourir les populations civiles ? Ou objectif politique : déterrer Kadhafi de son bunker ? Et dans les deux cas, comment faire l’économie, à terme, d’une occupation terrestre de la Libye, avec le risque d’enlisement que cela comporte ? Et puis si la communauté internationale décide d’intervenir chaque fois qu’un dictateur tape du gourdin sur son propre peuple, il y a du pain sur la planche : Sarkozy et Pieter De Crem sont attendus demain au Yémen, au Bahreïn, pour ne rien dire de la Côte d’Ivoire, où Laurent Gbagbo réprime allègrement ses adversaires depuis plusieurs mois dans une indifférence grandissante. En fait, ce qui est horripilant avec ces ingérences, c’est qu’elles se présentent comme des opérations morales, et non comme des opérations politiques. Depuis quelques semaines, on nous décrit Kadhafi comme un monstre patibulaire, Barbe-Bleue sanguinaire qui défierait l’humanité, si bien que le conflit de Libye serait un conflit entre le Bien et le Mal. Kadhafi est effectivement un monstre patibulaire, mais avec lequel nous avons signé de juteux contrats pendant 40 ans, et sur lequel nous comptions encore il y a un mois pour renvoyer à grands coups de baston les immigrés africains dont nous ne voulions pas. Aujourd’hui, on lâche Kadhafi pour des raisons qui sont politiques et non pas morales : l’Occident n’a pas vu venir les révolutions arabes et a peur de perdre le contrôle dans la région ; la répression du peuple libyen est une occasion unique pour l’Occident de mettre le pied dans la région (qui regorge de pétrole, by the way), et il est probable qu’il y restera un bout de temps. Je ne dis pas qu’il faut rester les bras ballants. Une alternative, par exemple, c’eût été d’armer l’opposition libyenne, de lui donner les moyens de renverser elle-même le clan Kadhafi. Il n’est d’ailleurs pas trop tard pour le faire. Mais qu’on ne nous fasse pas croire (encore une fois) à la fable de la guerre éthique, rapide, aérienne. La bonne conscience humaniste, en l’espèce, relève au mieux de la naïveté, au pire de l’hypocrisie. N’oublions pas la formule célèbre de Clauzewitz : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Posons-nous donc la question : de quelle politique cette guerre est-elle la continuation ? Quant à moi, je reste à ce jour incapable de répondre à cette question ».

Je ne partage que partiellement ce point de vue. Evidemment, il y a la realpolitik. Celle qui a voulu que l’Occident soutienne le régime libyen et profite de ses petro-dollars. Celle qui a permis de nous allier à des régimes autoritaires, car ils nous semblaient le rempart contre le fondamentalisme. Mais – même en politique – le calcul froid n’est pas la seule donnée du problème. La preuve ? Votons-nous uniquement pour des politiciens en fonction de notre raison et de calculs intéressés ? Partiellement, oui. Mais toutes les études démontrent que nos motifs ne sont pas que rationnels. Consciemment ou non, l’émotion joue un grand rôle : les électeurs votent aussi en fonction de l’aura qu’un candidat dégage de par sa capacité à nous enthousiasmer pour une cause. Eh bien, nos élus sont fabriqués de la même glaise que nous. Ce ne sont pas des robots. C’est donc le même cocktail qui dirige les grandes et petites décisions politiques : le calcul et la raison y jouent une part importante – c’est la realpolitik – mais l’influence de la passion et de l’intuition ne sont pas à négliger. En nombre de nos dirigeants occidentaux – comme en la plupart d’entre nous – il y a un Zorro qui sommeille. Un justicier au grand cœur qui rêve de casser la gueule aux méchants pour secourir la veuve et l’orphelin. Oui, comme le déclare Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais non, la politique n’est pas que realpolitik. Consciemment ou non, il s’y dévoile une part d’émotion, de passion et même… d’idéal. Parmi les raisons de l’intervention en Libye, ne négligeons donc pas la voix de la conscience torturée de l’Occident face aux printemps arabes qui nous réveillent d’une certaine forme de cynisme politique, allié au fait que le régime libyen entre parfaitement dans le rôle du méchant. Bref, il n’a pas trop fallu pousser pour que Zorro se réveille en nos chefs d’états et de gouvernements – et ceci sous les applaudissements de l’opinion publique. La bonne conscience humaniste ne relève donc pas « au mieux de la naïveté et au pire de l’hypocrisie ». Par contre, là où je rejoins le président adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, est qu’on ne peut faire une guerre « propre »: aérienne, rapide… chirurgicale. Toute guerre – si éventuellement « justifiée » soit-elle – contient sa dose de barbarie. On ne se lance pas impunément, et la fleur au fusil, dans pareille aventure. Ces dernières années, l’Occident a démontré que sa capacité à commencer des interventions militaires n’avait d’équivalent que sa difficulté à les conclure. Pour le bien du peuple libyen et pour le rayonnement des valeurs humanistes, prions qu’il en aille différemment cette fois-ci.

2 réflexions sur « Zorro et la realpolitik »

  1. Cher Eric,

    Tu as mille fois raison, et on pourrait même pousser le bouchon un peu plus loin: il n’y a aucune guerre « de raison ». Et dans le cas présent, même l’objectif final n’est pas énoncé…

    Ce serait évidemment conforter Sam Harris qui écrit « I know of no society in human history that ever suffered because its people became too reasonable ». Il ajoute dans son livre the End of Faith « by contrast, the most monstrous crimes against humanity have invariably been inspired by unjustified belief ».

    Je croyais qu’il y avait également des guerres purement économiques ou politiques, mais après une bonne réflexion, la plupart des guerres pourraient bien avoir des causes religieuses sous-jacentes, dans le sens le plus large (ce que tu appelles l’émotion ou la passion). En l’occurrence, il est quand-même un peu consternant de constater que les USA et les Européens sont présents sur trois fronts, tous islamiques. Et comme le dit Arundhati Roy: « Its technique is to position itself as the well-intentioned giant »… « which has conferred upon itself the right and freedom to murder and exterminate people for their own good« … C’est tout un débat.

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