Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois ». (Matthieu 18, 21-22) La réponse du Seigneur est limpide : le pardon ne connaît pas de limites. Ceci est renforcé par la demande du Notre-Père : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Cette phrase n’est pas un divin chantage, du genre : « si tu ne pardonnes pas, alors Dieu ne te pardonnera pas non plus ». Non, ce n’est pas un chantage mais une vérité implacable : tant que je ne pardonne pas, quelque chose en moi restera noué et fera en sorte que je ne pourrai accueillir à mon tour le pardon de Dieu. Et de fait… les gens durs avec les autres sont durs avec eux-mêmes. Pour être prêt dans son cœur et ses tripes à accueillir le pardon divin – et à se pardonner à soi-même ses ombres les plus noires et failles les plus profondes – il faut pouvoir vivre ce pardon vis-à-vis des autres.
Ceci étant rappelé, il y a des jours où le pardon semble surhumain, voire – oserais-je ? – inhumain. En pensant à Michèle Martin, chacun ne peut que souscrire à ce qu’écrit Jean-Claude Matgen dans La Libre de ce jour: « On ne parvient pas à imaginer qu’une institutrice, qu’une maman ait pu laisser mourir sans soins des fillettes innocentes, soumises aux caprices pervers de son mari, jetées dans un cul de basse fosse, livrées aux ténèbres d’une cave sordide et succombant, in fine, aux souffrances et à l’angoisse qui les accompagnèrent à chaque seconde de leur agonie sans nom ». Et, en écrivant cela, je me dis : « Si ces petites avaient été mes enfants, comment réagirais-je aujourd’hui ? » Rien que d’y penser, une colère sourde s’élève en moi, alors que je ne suis pas un proche de la famille. Comment, dès lors aussi, ne pas rejoindre Marc Metdeppenningen qui titre son édito dans Le Soir par : « une libération inéluctable mais révoltante » ?
Et pourtant, la parole de l’Evangile demeure : le pardon doit pouvoir avoir le dernier mot. Même quand le remord du coupable semble nébuleux. Chacun comprendra ici qu’il s’agit sans doute d’une des exigences les plus dures de l’Evangile. Bien plus dure que toutes ces balises chrétiennes en matière de sexualité qui mobilisent tant l’espace médiatique en Occident. Je comprends donc mieux la remarque de ce vieux renard de la politique liégeoise qu’un jeune loup venait de débarquer d’un de ses mandats stratégiques. Au journaliste qui lui demandait : « est-ce que vous lui pardonnez ? », ce libre-penseur répondit : « pardonner ? Voilà bien un mot chrétien. Ce n’est pas pour moi ». Je ne pense pas que le pardon soit le monopole des baptisés, mais il reçoit chez les chrétiens la crédibilité d’un Dieu crucifié qui murmure en son dernier soupir : « Père, pardonne-leur. Ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34). Quand le mal et l’injustice vous transpercent la chair, il faut être Dieu pour trouver la force de pardonner. Comment, dès lors, ne pas respecter celui qui n’arrive pas encore à le faire, car trop écrasé par la douleur ? Le sage cardinal Danneels donnait à ceux-là le conseil suivant : « Quand c’est trop dur, ne priez pas en demandant : Dieu permets-moi de pardonner. Dites : Dieu, donne-moi un jour la force de pardonner ».
Le pardon n’empêche pas la personne pardonnée de purger sa peine jusqu’au bout sinon il resterait des crimes impunis en regard du mal atroce qui a été fait. Ce sont deux choses distinctes. A la justice de trancher et d’aller jusqu’au bout de la sentence prononcée. A chacun de nous alors de signifier un pardon qui permettrait à la personne condamnée d’envisager une certaine reconstruction et la rendre capable d’oser une demande de pardon parfois tant attendue aux proches des victimes.
Mais nous ne sommes évidemment pas dans la peau des parents de julie et Mélissa pour savoir ce qu’il leur coûte peut-être de pardonner. En fin de compte, ce drame nous concerne tous et il ne nous reste certainement qu’une chose à faire : prier Dieu d’aider les uns et les autres à pardonner. Il faut parfois du temps pour y arriver, comme il faudra du temps à Michèle Martin pour réfléchir encore à l’abomination de ses actes et de ceux de son époux, et pour s’en repentir.
Michèle Martin, ou du moins son corps, est dans une cellule de maçonnerie dont elle va donc sortir.
Elle est, corps et âme, dans une deuxième prison, qui est le jugement que la foule a prononcé sur elle, indépendamment du jugement de la magistrature belge ;
bien malheureusement pour elle, quoiqu’elle fasse ou quoiqu’elle soit devenue après ces années de détention, elle restera jusqu’au-delà de sa mort dans cette prison, parce que précisément la foule ne connaît pas le pardon et que la foule ne veut rien entendre d’une possible évolution. C’est scellé « ad vitam aeternam ».
Est-elle dans une troisième prison, qui serait celle de sa conscience ? Elle le sait et peut-être quelques personnes qui l’ont approchée comme cette visiteuse de prison dont l’interview a été diffusée aux infos de 13h00 sur La Première en radio, et qui donnait plutôt un écho positif de son évolution comportementale, la décrivant comme une personne qui apporte la paix dans ce milieu carcéral qui est dur…
Quoiqu’elle ait fait, Jésus est mort aussi pour elle à Golgotha. Et Dieu a ce pouvoir de la libérer de cette troisième prison, si elle le souhaite. Il a aussi le pouvoir de l’aider à supporter la deuxième prison, et les conséquences de haine qui en découlent.
La justice des hommes est imparfaite. Elle est souvent trop sévère ou trop laxiste, selon l’angle d’observation. Elle est même parfois carrément injuste et fourvoyée.
C’est une « règle du jeu », bonne ou pas bonne. Mais elle doit être la même pour tous.
Mais aussi: « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends-le, seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. S’il n’écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins. Que s’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté. Et s’il refuse d’écouter même la communauté, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain. En vérité je vous le dis : tout ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié, et tout ce que vous délierez sur la terre sera tenu au ciel pour délié. » (Mt 18)
« Ma faute est toujours devant moi » (Ps. 50)
« Libère-moi du sang versé » (Ps. 50)
Il y a des crimes inexpiables pour lesquels le pardon humain est pratiquement impossible à exiger. Cet impossible pardon ne peut être que l’oeuvre de Dieu lui-même. Jésus ne dit pas qu’il pardonne à ceux qui le crucifient ; il demande À SON PÈRE de leur pardonner.
Disons aussi que la peine de mort libère la société de ce débat sur le pardon. Le condamné à mort se retrouve brusquement devant son destin et son Créateur. Entre le prononcé de la peine et son exécution, qui sait ce qui se passe dans le coeur de l’homme ? Si Pranzini était mort de vieillesse en prison, sainte Thérèse aurait-elle eu l’occasion de prier pour lui et de forcer ainsi son repentir ?…
Peut-on, nous humains, pardonner à quelqu’un qui ne demande pas pardon, donc contre son gré ? Doit-on seulement le faire ? « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». « Qui nous ont offensés » : c’est au passé. La prière ne dit pas : « ceux qui nous offensent ». Il n’est pas possible de pardonner à quelqu’un qui continue à nous offenser, qui récidive ou récidivera, quelqu’un qui n’a pas dit « je regrette, je ne le ferai plus, plus jamais ». Dans la loi des hommes – celle qui leur permet de vivre ensemble – chacun doit prendre ses responsabilités, vis à vis de lui-même et vis à vis du groupe. Qui ne prend ses responsabilités est considéré à juste titre comme irresponsable ; et il est alors mis sous tutelle. Michèle Martin a-t-elle pris ses responsabilités, les a-t-elle reconnues ? A-t-elle demandé pardon aux hommes qui devraient lui pardonner ?