« Indignez-vous ! » lançait Stéphane Hessel. En voilà un qui a reçu le message. C’est, en effet, un gros coup de colère que pousse le professeur émérite UCL en psychiatrie, Jean-Yves HAYEZ dans les colonnes de La Libre de ce mardi (« A chaque jour son injustice » p.55). Je le cite : « Nous, Belges et Européens, sommes une civilisation décadente si pas finissante. Les nantis au pouvoir, politique et économique, ont créé des mécanismes costauds et légalisés pour que leurs fortunes individuelles et celles de leurs alliés non seulement ne soient jamais menacées, mais continuent même à s’accroître. Que tous les autres payent, et que les pauvres et les immigrés sans papier crèvent, ici ou renvoyés par charters chez eux! Cela ne durera plus très longtemps. Dans moins de trente ans, les indignés de tous les pays se seront organisés et auront fait leur révolution. Les systèmes sociaux changeront d’une façon que l’on n’imagine même pas, mais qui sera plus juste. J’espère vivre assez vieux pour voir ça et défiler au milieu d’eux. En chaise roulante peut-être, mais défiler quand même ».
A ce coup de gueule fait écho l’article de Jean-Paul Marthoz en p.14 du Soir (« Les nouveaux faux-monnayeurs »): « Pour quelles raisons, par exemple, les Etats-Unis, lors de la Grande dépression des années 1930, réussirent-ils à renforcer leur démocratie, alors que l’Europe s’abîmait dans le totalitarisme ? Le discours que le président Franklin Roosevelt prononça le 31 octobre 1936 au Madison Square Garden de New York apporte peut-être une partie de la réponse. En effet, au lieu de noyer les responsabilités et d’évoquer une culpabilité collective face à la crise, le grand patricien démocrate s’en prit sans fioritures aux « ploutocrates », qui avaient par leurs folies spéculatives ruiné le pays et jeté dans la rue des dizaines de millions d’indignés. « Ils avaient considéré que le gouvernement des Etats-Unis était une de leurs dépendances, déclara-t-il fameusement. Or, nous savons qu’un gouvernement dirigé par l’argent organisé est tout aussi dangereux qu’un gouvernement contrôlé par le crime organisé ».
Qu’il me soit permis de faire écho à ces indignations citoyennes par un passage de « Credo politique » : « Le modèle d’Adam Smith – penseur du capitalisme sans entrave – a ses limites internes. En basant la prospérité de tous sur la recherche de profit des individus, l’économie prend pour horizon la durée de vie des intéressés et non le très long terme. L’individu investit pour lui-même, voire ses enfants ou petits-enfants. Il pense rarement à un siècle de distance. « In the long run, we are all dead », souriait l’économiste John Maynard Keynes (1883-1946). Ainsi, existe-t-il un meilleur investissement que de financer une éducation de qualité pour tous ? Cette dernière permet à une société de maximaliser les compétences de tous ses citoyens en l’espace de deux générations. Pourtant, quel individu payera de bon cœur des impôts pour éduquer des enfants qu’il ne connaît pas et qui ne sont peut-être pas encore nés ? Cette impossibilité à penser le très long terme ou de se sentir solidaire de ce qui dépasse son cercle d’intérêt est la faiblesse du modèle d’Adam Smith. Je le nomme – par clin d’œil vers le livre de la Genèse – « le péché originel d’Adam ».
Au XIXème siècle, ce péché passait pour véniel, car il ne blessait pas mortellement le système. Aujourd’hui, la crise écologique qui secoue notre « planète village » le rend apparent. Oui, l’appât du gain a permis de contribuer à la prospérité de tous, mais en trichant avec le juste prix des choses. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux générations se sont enrichies, non seulement en vivant au-dessus de leurs moyens – d’où l’endettement public colossal des nations industrialisées, qui hypothèque la prospérité des générations à venir. Mais plus encore, en pillant la planète de leurs enfants. Le profit à court et moyen terme l’a emporté sur la perspective à très long terme. Pour dire les choses autrement, la « taxe carbone » et autres correctifs fiscaux écologiques (par exemple, payer au Brésil une redevance pour la conservation de la forêt amazonienne, etc.) ne sont pas des rêveries romantiques, mais une volonté de corriger le marché afin que les échanges économiques ne se fassent pas complices du plus formidable cambriolage intergénérationnel de l’histoire – celui qui consiste à piller la planète de ses enfants. Il pourrait apporter à la boutade de Keynes sa vérité apocalyptique : « In the long run, we are all dead ». Certaines des intuitions de Marx retrouvent dès lors leur pertinence : seule une régulation politique forte permet de guérir la faille smithienne par rapport au péché d’argent. Aujourd’hui, c’est au niveau mondial qu’il faut agir, puisque le marché est planétaire.
Telle est une des intuitions du trop méconnu enseignement socio-économique de l’Église catholique. Au n°67 de son encyclique Caritas in Veritate (2009), Benoît XVI écrit : « Face au développement irrésistible de l’interdépendance mondiale, et alors que nous sommes en présence d’une récession également mondiale, l’urgence de la réforme de l’Organisation des Nations Unies comme celle de l’architecture économique et financière internationale en vue de donner une réalité concrète au concept de famille des Nations, trouve un large écho. On ressent également fortement l’urgence de trouver des formes innovantes pour concrétiser le principe de la responsabilité de protéger et pour accorder aux nations les plus pauvres une voix opérante dans les décisions communes.(…) Pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires, il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII. (…) Une telle Autorité devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les divers forums internationaux ». (in « Credo politique », éd.Fidélité/Avant-propos, 2011, p.73 et suiv.)
Je te rejoins en plein, nous sommes dans une situation d’urgence. le modèle libéral du profit, de la prospérité par le profit a poignardé le monde dans le dos. les Indignés sont facilement critiqués, ils sont pourtant la voix de tous. La voix d’un monde qui se termine, je l’espère, pas dans l’apocalypse. Nous devons nous indigner, nous devons réinventer la solidarité et la fraternité. Nous devons pousser des coups de gueule. C’est devenu vital.