Il n’y a pas que dans le monde catholique que le débat sur l’islamisme divise. Denis Rousseau, franc-maçon depuis 25 ans déclare dans le « Vif/l’Express » son islamophobie : « L’Islam, non seulement, n’a jamais fait son aggiornamento (NDLR : son adaptation à l’évolution du monde, à la réalité contemporaine) mais de plus ses autorités, qu’elles soient chiites ou sunnites, prônent sans interruption le dogme de la charia et la lutte pour un état théocratique ».
Edouard Delruelle, également maçon depuis 25 ans, lui répond dans « le Soir » d’aujourd’hui (le texte étant réservé aux abonnés du quotidien, il se trouve ci-dessous en annexe): « Toutes les religions auraient fait leur aggiornamento, mais pas l’islam. Comme si islam = salafisme + Frères musulmans. C’est méconnaître la complexité des islams, et l’émergence récente mais forte d’un islam d’Europe, à laquelle aspirent de très nombreux musulmans. Tarek Oubrou, Rachid Benzine, Ismaël Saïdi – auteur de la pièce Djihad –, etc. : autant d’intellectuels musulmans indépendants qui, contrairement à ce qu’on croit, ne sont pas isolés. La franc-maçonnerie doit les soutenir. Les rejeter, comme le fait ce frère, c’est faire le jeu des groupes fanatisés. Comble du ridicule, il faut savoir qu’il y a aujourd’hui dans les Loges maçonniques de nombreux frères et sœurs de culture musulmane ! »
Personnellement, je suis assez d’accord avec Delruelle, ayant lu Tarek Oubrou, Rachid Benzine, ou Ismaël Saïdi. Cependant – et sans vouloir polémiquer – je suis un peu moins heureux, quand le philosophe en profite pour prêter de bonne grâce à Mgr Léonard des propos sur les homosexuels qu’il n’a jamais tenus (« Les homosexuels seraient des anormaux »… Porte-parole des évêques, j’ai écouté les bandes enregistrée de l’interview en question…), ou quand il condamne apparemment moins sévèrement la « cathophobie » de certains francs-maçons: « Mais à chaque fois que je « planche » (= donner une conférence dans un temple maçonnique), je mets mes frères et sœurs en garde contre la tentation de reporter leur anticléricalisme historique vers l’islam : ce n’est pas la même chose de combattre l’Eglise catholique là où elle est hégémonique, liée aux pouvoirs de l’argent et de l’Etat, ou de s’en prendre à des populations minorisées et prolétarisées. »
Enfin, quand Edouard Delruelle conclut « Si les milieux « éclairés » se laissent gagner par la peur, le rejet et le populisme, quel avenir pour la démocratie ? », je me pose comme question : Est-il vraiment « éclairé » de se déclarer « éclairé » ? …
Mais, selon moi, quant à ce débat – le mot de la fin revient dans « La Libre » de ce jour, à un musulman, nullement ignorant de la maçonnerie. Chemsi Cheref-khan met le doigt sur la question « théologique » sous-jacente : le texte sacré peut-il être reçu, non seulement avec le cœur qui adhère, mais aussi avec la raison qui interroge ? Il écrit : « Il appartient à chaque musulman, en son âme et conscience, d’interpréter ces textes, de les considérer non pas comme des « textes sacrés qui enferment et qui opposent », mais comme étant des « écritures saintes, sources de guidance et d’inspiration », qui approchent. C’est le point de vue que nous avons défendu déjà, lors d’un colloque à l’Abbaye de Maredsous, en novembre 2007, « Quel islam pour notre pays ? Libérer la pensée musulmane contemporaine pour mieux vivre ensemble ». (… ) Mais nous sommes en droit de nous demander où sont les autres intellectuels, les dirigeants politiques, les élites académiques de ce pays pour accompagner les jeunes musulmans nés ici dans leur élévation spirituelle? Qui soutient les musulmans désireux de concilier leur islamité avec leur citoyenneté, de penser et vivre leur islam dans la démocratie et la modernité, en toute liberté ? Pour que les « portes de l’ijtihad (= interprétation du Coran, aussi bien dans les domaines de la philosophie et de la théologie que dans le domaine de la jurisprudence – minoritaire en Islam à partir du XIè siècle) demeurent ouvertes à jamais », pour que la liberté de conscience prime la liberté de religion, trop souvent prétexte à faire de l’islam un catalogue de « permis/interdits », de « licites/illicites », de « haram/halal », pour que l’islam s’intègre, enfin, dans notre démocratie libérale de pacification, il est urgent de débarrasser les musulmans d’ici des théologiens de la charia et du djihad venus d’ailleurs. Et là, nous sommes en droit d’attendre de l’Europe, de ses démocraties, de ses instances dirigeantes, qu’elles prennent aussi leur responsabilité et qu’elles ne laissent pas seuls les musulmans démocrates face aux islamistes radicaux. »
Annexe: (Texte Edouard Delruelle) Professeur de philosophie politique à l’ULg, on se souvient que M. Delruelle fut, de 2007 à 2013, directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Mais c’est en tant que franc-maçon lui-même qu’il entend d’abord s’exprimer : une appartenance qu’il n’avait jusqu’ici jamais rendue publique.
Vous vous exprimez pour la première fois sur ces sujets en tant que franc-maçon, pourquoi ?
Moi aussi, je suis « franc-maçon depuis 25 ans ». J’ai toujours estimé que cela relevait de ma vie privée. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais aucune intention d’en faire état. Mais puisqu’un maçon se dévoile pour proclamer qu’il est islamophobe parce que franc-maçon, j’estime qu’il est de mon devoir de me dévoiler à mon tour pour dire ce qui me paraît une évidence : on ne peut pas être franc-maçon et islamophobe. L’esprit maçonnique est contraire à toute forme d’islamophobie.
M. Rousseau explique que « l’engrais de son ADN maçonnique » comporte trois éléments : la tolérance religieuse, le renvoi du religieux dans la sphère privée et le droit à la liberté d’expression et en particulier au blasphème. L’islam a du mal à accepter ces trois principes. D’où son « islamophobie ». Qu’est-ce qui vous choque là-dedans ?
Je ne suis pas choqué (j’en ai vu d’autres), mais affligé. La métaphore de « l’ADN maçonnique » est révélatrice de l’imaginaire biologisant, « naturaliste » de ce maçon (que je n’ai jamais rencontré). Les religions sont appréhendées par lui comme des entités naturelles, des essences. Toutes les religions auraient fait leur aggiornamento, mais pas l’islam. Comme si islam = salafisme + Frères musulmans. C’est méconnaître la complexité des islams, et l’émergence récente mais forte d’un islam d’Europe, à laquelle aspirent de très nombreux musulmans. Tarek Oubrou, Rachid Benzine, Ismaël Saïdi – auteur de la pièce Djihad –, etc. : autant d’intellectuels musulmans indépendants qui, contrairement à ce qu’on croit, ne sont pas isolés. La franc-maçonnerie doit les soutenir. Les rejeter, comme le fait ce frère, c’est faire le jeu des groupes fanatisés. Comble du ridicule, il faut savoir qu’il y a aujourd’hui dans les Loges maçonniques de nombreux frères et sœurs de culture musulmane ! Inversement, les autres religions sont-elles vraiment « modernisées » ? Quand j’entends Mgr Léonard dire que les homosexuels sont des « anormaux », quand je vois les discours de certaines églises évangéliques américaines ou le poids des partis religieux en Israël, je doute que l’islam soit la seule religion rétrograde. Etre franc-maçon, c’est exercer son esprit critique et faire triompher sa raison sur ses passions. Au contraire, Denis Rousseau est dans le stéréotype et les passions tristes. Etymologiquement, islamophobie veut dire : peur de l’islam. Ce frère a peur. Paniqué, il rejette la faute de nos malheurs sur l’islam en bloc. C’est totalement opposé au travail maçonnique.
Peut-on être islamophobe, comme on est anticlérical, anticommuniste ou anticapitaliste ? Est-ce une opinion ou une incitation à la haine ?
Le texte n’est pas raciste au sens juridique de la « loi Moureaux ». Là n’est pas la question. Il est raciste au sens moral. Mais pour un maçon, c’est au moins aussi grave. Denis Rousseau procède par clichés, amalgames. Pour déboucher sur quoi, concrètement ? Selon lui, il faut renvoyer (où ?) les « mauvais » musulmans de la 2e ou 3e génération, et priver de leur nationalité nos concitoyens partis en Syrie. Exactement le programme de l’extrême-droite, que la maçonnerie a toujours combattue ! Critiquer l’islam d’un point de vue anthropologique, politique, philosophique, est légitime et nécessaire. Mais à chaque fois que je « planche », je mets mes frères et sœurs en garde contre la tentation de reporter leur anticléricalisme historique vers l’islam : ce n’est pas la même chose de combattre l’Eglise catholique là où elle est hégémonique, liée aux pouvoirs de l’argent et de l’Etat, ou de s’en prendre à des populations minorisées et prolétarisées. La liberté d’expression est-elle menacée par le « politiquement correct » ? Serait-il interdit de critiquer l’islam ? Ridicule. Comme directeur du Centre pour l’égalité des chances, les seules actions judiciaires que j’ai enclenchées pour incitation à la haine, ce fut contre… Sharia4Belgium et Dieudonné ! Je suis pour le droit à la caricature et au « blasphème ». Et aussi pour l’interdiction des signes religieux à l’école et dans les services publics. Mais au nom des mêmes valeurs laïques, je suis aussi pour que nos concitoyens musulmans soient respectés, et que le culte et la culture islamiques soient traités à égalité avec les autres. Ce qui n’est pas le cas actuellement.
Certains ont parfois le sentiment que l’on ne « passe rien » aux chrétiens (jusqu’aux crèches sur les places publiques à Noël) tandis que l’on se montre beaucoup plus « compréhensif » vis-à-vis des musulmans ?
Quand j’entends qu’on serait aujourd’hui trop « compréhensifs » envers les musulmans, les bras m’en tombent : pas une heure, dans le champ médiatique et politique, sans qu’on ne parle de l’islam de façon négative, comme d’un « problème », une « menace » ! C’est aussi pourquoi je me dévoile : l’opinion de ce maçon ne vaudrait pas une minute de peine si elle ne révélait une islamophobie décomplexée que je vois grandissante dans les milieux laïques. La question que je pose à mes frères et sœurs est simple : ce message a-t-il sa place dans nos Loges ? Pour moi c’est clair : non ! Si les milieux « éclairés » se laissent gagner par la peur, le rejet et le populisme, quel avenir pour la démocratie?