Le débat continue à être animé, suite à la déclaration Fiducia Supplicans, autorisant la bénédiction de couples irréguliers, publiée ce 18 décembre dernier au Vatican. A titre personnel, j’ai donné un commentaire de ce document, ce 2 janvier dans le quotidien belge La Libre.
En ce jour anniversaire du géant de la philosophie et théologie catholique,
saint Thomas d’Aquin (1225-1274), je souhaite revenir sur une lecture fort critique du document romain par le dominicain
Emmanuel Perrier. Celle-ci est
parue dans la Revue Thomiste.
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Dès son introduction, l’auteur écrit: « Il est insupportable de voir des fidèles du Christ perdre confiance dans la parole du pasteur universel, de voir des prêtres déchirés entre leur attachement filial et les conséquences pratiques auxquelles ce texte leur imposera de faire face, de voir des évêques se diviser. » Plus loin, il écrit que ce texte blesse le sens de la foi.
Comme le signale mon ami, le philosophe Emmanuel Tourpe (qui fête son anniversaire en ce jour), l’auteur « présume au doigt mouillé que tout le monde est perturbé par le texte magistériel et que le « sensus fidei » serait troublé. Est-il bien certain de son affirmation et qu’il ne s’agit pas là d’un biais cognitif lié au milieu qu’il fréquente ? Le texte magistèriel a été très bien reçu dans bien des endroits ».
J’irais même plus loin: certains milieux trouvent que ce texte est bien trop frileux.
Plus fondamentalement, je m’interroge sur l’attitude qui consiste à considérer que le « sensus fidei », soit le sens de la foi, corresponde forcément à la position défendue par l’auteur… Cela ne va pas. Le sens de la foi est une lame de fond d’adhésion confiante se dégageant au sein du peuple chrétien, une fois que sont retombées les bourrasques du conflit théologique. Se placer spontanément du côté de la foi profonde du peuple de Dieu, surtout pour contrer le magistère pontifical, est pour le moins téméraire. Pareille prétention fait courir le risque de confondre « le milieux catholique que je fréquente » (conservateur ou progressiste – peu importe)… avec le Souffle de l’Esprit.
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Plus loin, l’auteur écrit que: (2) « Lorsque des fidèles s’avancent vers un prêtre pour demander la bénédiction de l’Église, et que ce prêtre les bénit au nom de l’Église, il agit dans la personne de l’Église. C’est pourquoi cette bénédiction ne peut être que liturgique parce que c’est l’intercession de l’Église qui apporte ce soutien et non l’intercession d’un fidèle individuel. » et donc (3) « Il en résulte d’une part que le don ne peut être contraire à l’ordre créé, notamment à la différence primordiale entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres (cf. 1Jn 1, 5), entre la perfection et la privation de perfection (cf. Mt 5, 48). Le don divin ne peut non plus être contraire à l’ordre de la grâce, notamment en ce qu’elle rend juste devant Dieu (cf. Rm 5, 1s.). »
Comme l’écrit, une fois encore, Emmanuel Tourpe: si toute bénédiction n’est que liturgique et qu’une bénédiction n’existe qu’en vue de la sanctification, « ne doit-on pas mettre à la poubelle tout le Rituel des bénédictions qui prévoit de bénir voitures, animaux et maisons ? »
J’apprenais il y a peu que le rituel des bénédictions en langue allemande (le diocèse auquel j’appartiens est bilingue), prévoit une bénédiction spéciale pour les sapins de Noël. Est-il dans « l’ordre créé » de bénir un arbre que l’on coupe à des fins uniquement décoratives? Certains défenseurs de la nature pourraient s’en émouvoir. Qui plus est, pareille bénédiction pourrait-elle s’appliquer à un sapin de Noël artificiel? Ne serait-ce pas là, bénir un objet contre-nature ? Par cet exemple, je ne souhaite pas me moquer, mais démontrer par l’absurde que surévaluer le sens théologique d’une bénédiction, nous amène à des impasses.
Une bénédiction est un acte chrétien que tout baptisé peut effectuer – et donc par excellence un ministre ordonné de l’Eglise – pour signifier la proximité de Dieu avec les humains qui la demandent.
Fiducia Supplicans rappelle que les personnes en couple irrégulier qui souhaitent pareil geste, se tournent humblement vers Dieu, bien que vivant en-dehors de l’ordre sacramentel. Qui de nous n’a pas fait l’expérience d’une vie spirituelle plus authentique chez des personnes en situation objective de péché, par rapport à l’ambiance rencontrée au sein de certaines sacristies?
Quand Jésus déclare: « Je vous le dis en vérité, les publicains et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu » (Matthieu 21,31), Il ne bénit (ce qui signifie: « dire du bien ») nullement la prostitution ou la collaboration avec l’occupant romain, mais reconnaît une certaine authenticité de coeur chez ces personnes en marge de la bienséance sociale. Faut-il pour autant accuser le Christ de « trafiquer le thermomètre moral », comme l’écrit l’auteur à propos de Fiducia Supplicans (4)?
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Je voudrais terminer en cette fête de saint Thomas d’Aquin, en rappelant que tout théologien – même le plus grand – peut être aveuglé par son propre système théologique.
Ainsi, homme de son époque, le Docteur évangélique justifie l’inquisition et la mise à mort des hérétiques avec un raisonnement logiquement imparable, mais délirant par rapport à la réalité : « En ce qui concerne les hérétiques, il y a deux choses à considérer, une de leur côté, une autre du côté de l’Eglise. De leur côté, assurément, il y a un péché par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparé de l’Eglise par l’excommunication, mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est en effet beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux-monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être pas seulement excommuniés, mais très justement mis à mort. Du côté de l’Eglise, au contraire, il y a une miséricorde en vue de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais « après u premier et second avertissement », comme l’enseigne l’Apôtre. Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Eglise n’espérant plus qu’il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication, et ultérieurement elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort ». (Somme Théologique, IIa IIae, Q.11 art.3)
Ceci doit inviter à la retenue et l’humilité. Il y a dix ans, l’Exhortation Apostolique du pape François, « Evangelii Gaudium » (EG), rappelait que la réalité est supérieure à l’idée. « Cela suppose d’éviter diverses manières d’occulter la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse » (EG 231). « Il y a des hommes politiques – y compris des dirigeants religieux – qui se demandent pourquoi le peuple ne les comprend pas ni ne les suit, alors que leurs propositions sont si logiques et si claires. C’est probablement parce qu’ils se sont installés dans le règne de la pure idée et ont réduit la politique ou la foi à la rhétorique. » (EG 232) « Ne pas mettre en pratique, ne pas intégrer la Parole à la réalité, c’est édifier sur le sable, demeurer dans la pure idée et tomber dans l’intimisme et le gnosticisme qui ne donnent pas de fruit, qui stérilisent son dynamisme. » (EG 233)
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Fiducia Supplicans se veut une déclaration pastorale, donnant à des fidèles vivant une situation irrégulière de couple, de saisir la proximité d’un Dieu, qui les accompagne, même sur un chemin de vie qui sort des clous. S’ils n’arrivent pas à vivre en plénitude la continence et la chasteté, ceci les encourage à cultiver les autres fruits de l’Esprit: « charité, joie, paix, bonté, longanimité, mansuétude, foi et modestie ». (Galates 5, 22)