Dictature de la petite phrase

Mon attention a été attirée en ce jour par une interview de Jean-François Kahn (le Soir de jeudi 27 mai p.15), journaliste-fondateur de Marianne. Invité il y a peu à France Culture pour parler de son dernier livre, il lui fut demandé à brûle-pourpoint de commenter l’affaire DSK. Dans sa réponse improvisée, il glisse malencontreusement la petite phrase : « troussage de domestique ». Sur le moment, sur le plateau personne ne s’en offusque – même pas Caroline Fourest, féministe pur jus – car l’expression trouve sa place dans un contexte. Ce n’est au bout de 48 heures que la petite phrase, isolée, est sortie de son contexte et que la machine médiatique s’emballe. Kahn reconnut que son expression était malvenue et – sortie de son contexte – inadmissible. Mais c’est sa conclusion qui retient surtout mon attention. Je le cite : « On peut « fusiller » des gens pour leur pensée, pour leurs arguments, pas pour une phrase. Là, je suis victime de ce processus. Mais je veux en faire un cas d’école. Je me suis assez battu là-dessus. Parce que dans certains nombre de cas, on peut se dire que le type s’exprime mal mais que, quelque part cela traduit son inconscient… Mais moi, tout le monde sait que je pense pas ça. Et pourtant, tout le monde pilonne ».

Dictature de la petite phrase… Voici ce que j’écrivit à ce sujet dans la préface à mon ouvrage « Quand l’Eglise perd son âme » (éd. Fidélité/Avant-Propos, 2011) : Ayant dirigé plus de huit années durant le service de presse des évêques, je suis pleinement conscient qu’une des lois de base du journalisme est de pouvoir informer vite et clair, afin de suivre le trépignement de l’actualité. Cela donne en presse écrite des articles courts et incisifs, des manchettes qui cognent et des photos qui parlent (et l’équivalent en sons et en images pour l’audiovisuel). De plus, il y a la pression qui règne dans les rédactions : a l’heure ou n’importe quel internaute peut vous griller un scoop via Twitter, le temps n’est plus a la paisible réflexion en vue d’analyses ciselées. Souvent, on est condamne a balancer l’info et a voir venir ensuite. Je comprends le phénomène et j’ajoute que, malgré cela, de nombreux journalistes n’en font pas moins leur travail avec une authentique conscience professionnelle. Il n’empêche. Je suis de ceux qui pensent que la vérité est souvent dans les nuances et je ne puis que constater qu’un pareil phénomène tue la nuance : ≪ Sur un avion vers l’Afrique, Benoit XVI a dit que l’usage du préservatif aggravait la propagation du sida ≫ ; ≪ lors d’une interview, Mgr Leonard a déclare que les homosexuels étaient des anormaux ≫ ; ≪ le même Archevêque de Malines-Bruxelles a déclaré que le sida découlait d’une espèce de justice ≫ etc., etc. Autant d’informations qui, telles quelles, ne correspondent pas a la vérité historique et qui furent amplement corrigées par leurs (f)auteurs, remises en contexte, expliquées… Sans beaucoup d’effet. Seule la petite phrase qui choque est médiatique. Sa mise en perspective est ennuyeuse et ne mérite donc pas une manchette. C’est ainsi. Aux responsables d’Eglise d’en tenir davantage compte dans leurs communications futures. D’accord. Mais peut-être aussi aux medias de faire leur examen de conscience.
La frontière entre une société de l’hyper-information et de l’hyper-désinformation est tenue. Au déficit des analyses répond l’inflation de l’émotivité ; celle qui met au monde une société surfant sur les petites phrases et anecdotes, sur arrière-fond de pipolisation qui fait vibrer par procuration. Les sociologues appellent cela l’≪ émocratie ≫. Phénomène inévitable a l’heure des multimédias, mais qui ne doit pas pour autant devenir totalitaire. Dans la mesure des moyens humains et financiers, j’en appelle donc à conserver la culture d’un journalisme d’analyse qui ne se contente pas de reprendre les dépêches d’agence et ose même parfois un raisonnement a contre-courant des grandes vagues d’indignations ≪ made in politiquement correct ≫… Au risque de fâcher le faux dieu des rédactions : saint audimat, priez pour nous.

5 réflexions sur « Dictature de la petite phrase »

  1. Le Messie nous a pourtant laissé un magnifique florilège de « petites phrases » qui en disent plus long sur Dieu que bien des développements et analyses théologiques. « Sépulcres blanchis » », « A vin nouveau, outres neuves », « Ne faites pas de la maison de mon père une maison de commerce », « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours, je le relèverai », « Génération adultère! », « Je suis le Pain de vie », « Je suis la lumière du monde », « Je n’ai pas besoin de défendre mon honneur (Jn 8, 50) (citation peu connue), etc. Les chrétiens devraient aussi utiliser les « petites phrases » qui font mouche.

    1. Evidemment. A condition qu’une « petite phrase » ne soit pas citée hors propos et ne dénature pas le sens du message. Ainsi, le « rendez à César » a parfois servi de prétexte pour légitimer des politiques contraires à la plus élémentaire justice sociale.

  2. Merci père pour vos articles lumineux.

    A propos de celui-ci j’ai une anecdote raconté par un proche du Cardinal Lustiger : lors de certaines interviews destinées à la radio, le cardinal demandait au journaliste combien de temps la diffusion durerai-t-elle. Il prenait alors un chronomètre et parlait sans dépasser le temps de diffusion, ainsi impossible de sortir les petites phrases de l’ensemble et de faire « son marché » dans le texte de l’interview.

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